Archéogéographie |
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Introduction
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Brefs aperçus sur quelques problèmes d’Archéogéographie dans l’antique Numidie Brief insights into some archaeogeographical problems in ancient Numidia DECRAMER Lionel R i . (ArchéoGéographie), MARTIN ii Alix (Professeur honoraire), OUASLI iii Chérif (Médecin), GASCON iv Jean-Pierre (ArchéoGéographie) Résumé On tentera de montrer comment des méthodes archéo géographiques peuvent apporter des réponses à des question de géographie historique. On examinera successivement le problème de l’étendue des royaumes de Numidie et de Maurétanie telle que Salluste nous le rapporte dans son Bellum Iugurthinum. Le fleuve Muluccha qui séparait les royaumes de Bocchus et de Jugurtha serait l’oued Melleg et non pas la lointaine Moulouya du Maroc si l’on accepte que la fameuse forteresse prise par Marius se situe à la Kalaat Senam en Tunisie. En conséquence, la Cirta royale se trouverait au Kef et non pas à Constantine. C’est justement à Ammaedara (Haïdra) au pied de cette Kalaat que fut installée la 3e légion auguste, elle cadastrera la majeure partie de l’Africa Nova. Cette centuriation exceptionnelle par son étendue et par ses bornes gromatiques a servi de carte pour tracer les frontières et construire la route stratégique d’Asprenas. Celle-ci est construite selon une méthode géométrique rigoureuse dans la grille cadastrale. De même, on montrera que la grande voie de Carthage qui conduisait à Haïdra puis à Theveste s’inscrit régulièrement dans le cadastre de la colonie. Cette méthode de reconnaissance archéo géographique qui s’appuie sur la télédétection se révèle un outil puissant pour retrouver les voies ou les limites antiques. Mots Clés : Salluste, Numidie, Cirta Regia, Voie romaine, Centuriation, Ammaedara, Limites. Abstract The aim of the paper is to show how archaeogeographical methods can provide answers to some questions of historical geography. The work successively examines the problem of the extents of the kingdoms of Numidia and Mauritania as reported by Sallustius in his Bellum Iugurthinum. The River Muluccha, which separated the kingdoms of Bocchus and Jugurtha, may well have been the Wadi Melleg and not the distant Moulouya of Morocco if we accept that the famous fortress taken by Marius was located at Kalaat es Senam in Tunisia. In consequence, the royal city of Cirta would be situated at Kef and not Constantine. It is precisely at Ammaedara (Haïdra), at the foot of this Kalaat, that the 3rd legion of Augustus was installed. It surveyed and registered the majority of Africa Nova. This centuriation, exceptional by the area it covered and because of its gromatic stones, served as a map to mark out the frontiers and build the strategic Asprenas road. The road was built according to a rigorous geometrical method in the cadastral grid. We also show that the great Carthage road, which led to Haïdra then on to Theveste lies regularly within the cadastre of the colony. This method of archaeogeographical reconnaissance based on remote sensing by satellite proves to be a powerful tool for finding ancient roads and limites. Key words : Sallustius, Numidia, Cirta Regia, Roman road, Centuriation, Ammaedara, Limites. Avertissement Cet article a été rédigé dans le cadre du Colloque International sur l’Archéologie qui eut lieu du 25 au 29 avril 2009 à Tébessa (Algérie). Les actes du colloque remis à l’université de Tébessa n’ont pu être publiés. Nombreux étant les participants qui souhaitaient accéder à une documentation précise sur notre intervention, aussi la mettons-nous en ligne sur ce site. Une façon aussi de rendre un hommage posthume à notre collègue et co-auteur Chérif Ouasli, notre ami décédé accidentellement cette même année. 1- La question de la frontière de Numidie et de Maurétanie à la conquête romaine On se propose de montrer comment à partir de recherches archéo géographiques sur le terrain, il est possible d’apporter des éléments de réponse à un problème qui a conduit à une des plus belles absurdités en matière d’histoire de l’Afrique du Nord. Il s’agit en effet de savoir sur quels territoires régnaient les rois numides Massinissa et ses descendants jusqu’à la défaite de Jugurtha et où se situait la Maurétanie son pays voisin. L’histoire traditionnelle assure qu’à la chute de Carthage la Numidie s’étendait depuis ce territoire sur la Tunisie occidentale et toute l’Algérie jusqu’à l’oued Moulouya au Maroc avec pour capitale royale Cirta à Constantine, rejetant ainsi le royaume de Bocchus au-delà vers l’Atlantique. C’est Gsell (Gsell St., 1925)1 qui le premier dans sa monumentale histoire a ébauché cette hypothèse, elle sera ensuite développée par ses disciples. Cette thèse présente bien des difficultés et elle reste toujours enseignée dans nos universités (Briand- Ponsart C. , Hugoniot Ch. , 2005)2. Pourtant d’autres propositions ont été formulées, en particulier par Berthier (Berthier A., 1981)3 qui restreint la Numidie à la partie occidentale de la Tunisie jusqu’à l’oued Mellègue (ou Melleg) avec pour capitale Cirta - Le Kef. Cette thèse est restée longtemps confidentielle, plutôt occultée pour des raisons qui ne sont pas toujours d’ordre scientifique. Il ne s’agit pas en l’occurrence dans cette controverse d’un simple détail géographique mais d’un fondement majeur, puisqu’une frontière est déplacée de près de 1000 km et que la cité royale numide n’aurait jamais été à Constantine en Algérie, mais plutôt au Kef en Tunisie. Le mythe de Jugurtha, ce “héros de la résistance à la colonisation” (Géroudet N., Ménard H., 2005, p. 47-49)4 n’est-il pas repris aujourd’hui dans ces pays selon une vision trouble de leur propre histoire ? Pourtant tous les acteurs de ce différent s’appuient sur une même source, à savoir la Guerre de Jugurtha de Salluste (Salluste, B.J.). Celui-ci avait été nommé par César gouverneur de l’Africa Nova en 46 ; il connaissait donc bien le pays et il avait eu accès immédiat aux événements qu’il rapporte. Que nous dit-il dans sa géographie des peuples d’Afrique ? 1-1 Le Melleg, une frontière historique occultée “Au moment de la guerre contre Jugurtha, le peuple romain administrait la plupart des villes puniques et les territoires occupés en dernier lieu par Carthage ; une grande partie des Gétules et la Numidie jusqu’au fleuve Muluccha obéissaient à Jugurtha” (Salluste, B.J. XIX)5. Ici la période est certaine, il n’y ni régression à faire, ni anachronisme, ce qui n’a pas été le cas pour les premiers archéologues au temps de la présence française. En effet, le Comité (Instructions du CTHS, 1925)6 leur demandait dans un souci louable de simplification, de baser leur recherche d’antiquités sur une carte basée sur la Table de Peutinger et l’Itinéraire d’ Antonin (3e et 4e s.). Cet anachronisme, “cette rançon de la cartographie historique dès que celle-ci se réfère à une période de longue durée” (Salama P., 1951, p. 19)7 a conduit consciemment ou non les historiens de cette époque à placer Cirta à Constantine et nulle part ailleurs (Gsell, VII, carte p. 183)8. Ainsi ce fleuve Muluccha servait de frontière occidentale au royaume numide. Gsell suggère dans un rapprochement toponymique Muluccha (MLK) - Malva qu’il s’agit de la Moulouya (Gsell, VII, p. 236)9, ce fleuve côtier du Maroc. Il convient toute fois que Pomponius Méla et Pline l’Ancien identifiaient celui-ci à un cours d’eau bien plus à l’est (Gsell, V, p. 92-93)10. Il en conclue que ces auteurs se sont trompés. Evidemment d’autres propositions avaient été avancées dont l’oued Melleg, cet affluent majeur du Badragas antique (la Medjerda) dont le vaste bassin versant partage les Hauts plateaux algérien et tunisien. Cette solution fut abandonnée puisqu’elle n’était pas compatible avec une Cirta placée à Constantine, c'est-à-dire trop à l’est. Salluste nous rapporte de la dernière campagne (106) de Marius qui lui assurera la victoire un événement capital : “Non loin du fleuve Muluccha, qui séparait les royaumes de Bocchus et de Jugurtha, il y avait, tranchant sur le reste de la plaine, une montagne rocheuse d’une hauteur immense (fig.1), assez étendue pour porter un fortin, auquel on accédait que par un sentier très étroit (fig.2) ; tout le reste était taillé à pic par la nature…. Comme cette place renfermait les trésors du roi, Marius résolut de s’en emparer à toute force ; mais dans cette affaire le hasard le servit plus que le calcul” (B.J. XCII). 1-2 Une forteresse identifiable
Le siège de cette forteresse suivait la prise de la ville de Gafsa (Capsa) lors d’un raid éclair (B.J., XCI). Cette campagne de Marius commençait à Utique, passait par le sud tunisien pour se poursuivre selon Gsell au Maroc (fig. 3) paraissait impossible aux stratèges et officiers de l’époque. Pour rendre crédible une telle campagne, on ajouta une année supplémentaire d’opérations (Gsell, VII, p. 237). Année dont Salluste n’en dit pas un mot. Pourtant cette forteresse avait déjà été identifiée par les géographes le capitaine de Vauvineux (de Vauvineux, notes de 1896, 1999) et Ch. Monchicourt (Montchicourt, 1913)11 : “La Kalaa est un plateau elliptique, où la tradition veut que Jugurtha ait caché ses trésors, cherchés en vain par les Romains12”.
Salluste est en effet très précis dans la description de ce fortin : “…cette place était pourvue d’hommes et d’armes en suffisance, d’une grande provision de blé (fig. 4) et d’une réserve d’eau vive (fig. 5)” (B.J. XCII). La méthode de recherche est des plus classiques. On relève sur le terrain tous les éléments géotopographiques tels que décrits par Salluste : tout le texte, rien que le texte sans a priori. L’exploration minutieuse de ce plateau de 80 ha et de 1271 m (fig. 6) altitude a permis de révéler de nombreux silos à grains et de dix-neuf citernes avec impluvium taillés dans la roche. A partir des nombreuses mesures, on détermine par un calcul statistique la valeur de la coudée numide ~ 0,53 m (fig. 7), différente de la coudée romaine (0,444 m) (Decramer, 1996)13. Salluste rapporte notamment l’anecdote d’un auxiliaire ligure qui, recherchant des escargots pour améliorer son ordinaire, trouve un passage (fig. 8) qui le conduit sans encombre sur la plate-forme : “Un Ligure étant sorti du camp pour la corvée d’eau, aperçut sur le flanc du fortin opposé à celui de l’attaque, des escargots…” (B.J. XCIII).
Le passage qui a permis au corps d’élites de prendre à revers les défenseurs numides a été retrouvé et franchi dans les mêmes conditions que l’auxiliaire ligure ) (http://www.archeo-rome.com/themes1/Webjugurtha1.htm)14. Cette mission archéologique15 confirme ainsi l’emplacement de la forteresse et permet d’identifier la Muluccha au Melleg. Il faudrait bien admettre que la Cirta Regia n’est pas à Constantine. Gsell (Gsell, VII, P. 125) soupçonnait Salluste de ne pas connaître cette ville et son site incomparable sur le rocher. Et pour cause, Salluste (B.J. XXI) n’évoquait pas Constantine, mais une autre Cirta. Ne faudrait-il pas plutôt cesser de l’accuser d’erreurs, sa description du siège de la forteresse étant des plus exactes, accusations sans fondement en l’absence d’autre source plus précise. Ne s’agirait-il pas plutôt de la part de Gsell d’un a priori et d’un postulat erroné ? La Cirta royale serait selon Berthier au Kef, dans l’ancienne colonia Iula Veneria Cirta nova Sicca (fig. 9). Cette thèse est maintenant bien argumentée après les travaux des professeurs M. Tlili (Tlili M, 2008)16 de l’université de Jendouba et A. Bouchareb (Bouchareb, 2006)17 de l’université Mentouri de Constantine. Ils apportent une vision plus réaliste sur l’historiographie maghrébine. On ne pourrait pas passer sous silence les travaux d’actualisation sur les “Frontières et limites géographiques de l’Afrique du Nord antique” (Lepelley C, Dupuy X, 1999)18, mais la question de Cirta n’est pas ici abordée. En effet, déplacer une frontière historique de plus de mille kilomètres n’est pas une mince affaire et conserver le statut quo serait aller à contre-courant de l’histoire. Il resterait mieux à faire en détricotant toutes les conséquences d’une absurdité si longtemps enseignée dans nos universités et en revisitant ces pages.
2- La grande centuriation de l’Africa Nova et la voie d’Asprenas Le plus grand cadastre connu du monde romain se situe en Tunisie dans l’ancienne Africa Nova. Cette centuriation remarquable par son étendue (200 *100 km) (fig. 10) a été tracée par la 3e légion Auguste qui était alors installée au pied de la Table de Jugurtha, à Ammaedara (Haïdra). Ce cadastre, contrairement aux autres centuriations qui sont reconnaissables uniquement par son parcellaire, est exceptionnel par le nombre bornes cadastrales mises en place par les mensores. On doit aux officiers topographes19 des années 1920 (Toutain, 1907) la découverte des premiers cippes. Ils portent gravés dans la pierre leurs coordonnées cartésiennes (fig. 11) dans les axes directeurs : le Kardo Maximus et le Decumanus Maximus ainsi qu’une croix gravée, le décussis qui est la marque du géomètre. Par nature, une centuriation est une grille géométrique aux nœuds de laquelle sont placées ces bornes. On peut donc bâtir un modèle mathématique qui revient à superposer une grille sur un modèle numérique de terrain. Une fois établie la correspondance entre la position géographique des premières bornes retrouvées et leurs coordonnées romaines, il devient simple de prédire l’emplacement de bornes hypothétiques et de les rechercher facilement sur le terrain au moyen d’un GPS. C’est ainsi qu’après plusieurs campagnes de recherche, nous avons trouvé retrouvé trente-trois bornes.On arrive ainsi aux paramètres suivants du modèle : Azimut : Az = 35,54°, ratio mundi (rapport au monde) 5/7 = tangente 35,54°, Centurie de côté c = 706 m, Origine : Saltus Massipianus non loin de Thala (fig. 10).
Explications : La centuriation est un immense quadrillage tracé sur le terrain par les géomètres, dont la parcelle élémentaire est un carré d’environ 50 ha, de côté 1 centurie. L’axe majeur, le Decumanus Maximus est orienté S-S-E dont l’azimut ou rapport des deux côtés de l’angle droit est égal à 5/7 en référence au méridien, l’axe du monde (ratio mundi). Cet angle est choisi une fois pour toute au commencement des opérations d’arpentage sur leur instrument de mesure, l’équerre en fonction du territoire à topographier. Elle permet de corriger leurs séries d’alignement grâce à un recalage régulier sur le méridien local. Ainsi tous les cadastres romains sont orientés selon des ratios, fraction de 5.
Notre modèle géométrique permet de calculer à l’avance la position d’une borne hypothétique donnée de la grille romaine, ce qui est un cas unique en archéologie et donc d’envisager de nouvelles découvertes. C’est ainsi qu’une douzaine de cippes inédits ont été relevés dans la région du Chareb et du Bled Segui (fig. 12).
On met ainsi en relief une ligne décumane particulière, la D(extra)D(ecumanus) 65 sur laquelle sept bornes sont alignées sur plus de 210 km. Cette limite a servi de frontière sous l’empereur Nerva Trajan entre les Nybgeni à l’ouest et les Tacapani du golfe de la petite Syrte (fig. 13). Parmi toutes ces bornes gromatiques, nous en avons retrouvé une, la B.6b très particulière. Elle se situe sur le 58e décumanus au milieu d’un nid de milliaires au mille 153 de la voie d’Asprenas (Decramer et al, 2002)20. La corrélation voie - cadastre est indubitable.
3- La voie du proconsul L. Asprenas. “On peut refaire l’histoire d’un pays d’après celle de ses routes, car cette dernière s’inscrit dans l’histoire générale” nous rappelait R. Chevallier (Chevallier R., 1997)21. Cette voie d’Asprenas date de l’an 14 -15 sous le règne de Tibère. Elle commence au camp d’hiver (ex castris hibernis) de la 3e Legio Augusta, à Ammaedara (Haïdra) pour se terminer au port de Tacape après un parcours de 183 milles. Ses premiers milliaires ont été découverts par le capitaine Donau en 1902 (Toutain J., 1903)22. Nous l’avons prospectée systématiquement et recueilli de nouveaux milliaires dont quelques nouvelles bornes d’Asprenas (fig. 14). Toutes ces bornes d’origine d’Asprenas ont été retrouvées au sud de Gafsa, aucune vers le nord où elles auraient été systématiquement enlevées (Lassère J.-M., 1982)23. Son comput se situerait au le forum d’Ammaedara (fig. 15) et le premier groupe de milliaires dont une de Caracalla a été retrouvé au premier mille (fig. 17).
Jusqu’à Menegesem (Henchir Bou Rhanem), le tracé est quasi certain grâce aux 2 bornes trouvées au mille 7 (http://voies.archeo-rome.com/voies01.html.)24 et celles signalées par le capitaine Houdmont (Houdmont cap.)25. Au-delà, il existe deux options pour rallier Thelepte : un parcours via Aïn Bou Driés et Bou Chebka le long de l’actuelle frontière algéro-tunisienne, l’autre par Henchir el Goussa et Bir Touil. C’est deux options restent compatible avec le millage de la voie d’Asprenas où Thelepte se situe au 49e mille. Les recherches devraient donc se poursuivent. Entre Thelepte et Gafsa, aucune borne d’Asprenas n’a été ni signalée par Donau, ni retrouvée lors de nos recherches, son tracé est quasi méridien entre Gemellae (Sidi Aïch) qu’on atteignait par un petit diverticule et les sources de Lala près de Capsa (mille 94). La voie passe selon les itinéraires routiers (la table Théodosienne et l’itinéraire d’Antonin) par Veresos (Bir Mrabot, puits) pour atteindre la station de Thasarte (El Assousej) dans le Bled Segui (fig. 18) où plusieurs milliaires ont été signalés par Donau, puis retrouvés lors de nos recherches. Nous confirmons (Decramer, BSNAF, 2002)26 la valeur élevée du mille notée à l’époque par les officiers topographes, 1610 m au lieu des 1485 m habituels.
Plus remarquable encore est la relation étroite qui existe entre le tracé de la route et la centuriation. Dans le Chareb, au niveau du mille 153 et de la borne B. 6b, la voie est une diagonale parfaite ¼ dans la grille cadastrale (fig. 19), tandis qu’elle suit strictement un décumanus entre les milles 142 et 145.
Les conséquences sont capitales. La première, la centuriation est antérieure à la voie, les géomètres passent toujours avant les terrassiers. Les premiers levers géodésiques commencés près d’Ammaedara sont donc antérieurs à l’an 14, probablement sous le règne d’Auguste ; la centuriation ne date donc pas de la limitatio locale entreprise plus tardivement par le proconsul C. Vibius Marsus (+29) dans le Chareb27. La seconde tient aussi à ce lien organique voie versus cadastre, il est possible de retrouver de façon mathématique le tracé d’une voie antique disparue à partir des lignes cadastrales. 4- La voie Carthago - Theveste C’est probablement l’une des toutes premières grandes voies romaines d’Afrique. Plusieurs milliaires ont été relevés sur son parcours reconnu dans son ensemble30, mais dont le tracé mérite d’être précisé. En particulier, la section autour d’Ammaedara a été prospectée31, les quelques milliaires ou embases encore en place ont été relevés. Le mille vaut ici 1487 m +/-2 m et la chaussée empierrée large d’au moins 5 pas est souvent reconnaissable (fig. 23). Le tracé est sans ambiguïté. Il importait donc de savoir si ce grand axe de circulation était en relation directe ou non avec la grande limitation provinciale. On a donc calculé à partir du modèle géométrique son point d’origine, le locus gromae32qui se situe dans la plaine du Saltus Massipianus. On recherche ensuite les relations possibles que la voie peut entretenir avec la trame cadastrale (fig. 23). Il n’y en a aucune. Les deux systèmes géographiques sont indépendants. La voie Carthage- Ammaedara- Theveste n’est pas construite dans la grande centuriation, ce qui n’est pas le cas de la voie d’Asprenas.alors que manifestement celle d’Asprenas au Sud est bâtie sur son carroyage. Il importait donc de rechercher dans quelle grille géométrique cette voie aurait pu être tracée
5- La centuriation et la castramétation d’Ammaedara. La centuriation d’ “Admedera” existe bien. Ce serait selon Hygin l’Arpenteur33 l’un des plus bels exemples d’arpentage. Un cadastre de la colonie dont l’origine se situe au forum du camp et où “le décumanus maximus et le kardo maximus partent de la ville et franchissent quatre portes”. Déjà, Caillemer et Chevallier (Atlas des centuriations, 1953)34 avaient remarqué sur des photos aériennes prises autour d’Haïdra l’existence d’un parcellaire orienté à 29 g N-E. Nous avons recherché les traces de cette centuriation. On serait tenté de voir encore des limites de la pertica dans la vallée de l’O. Haïdra et dans celle de l’O. Sarrat jusqu’à Bir Salah, non loin de Tituli. A l’est, ces traces disparaissent au nord de Thala et semblent plutôt inexistantes vers l’ouest en direction de Tébessa. Celle-ci est orientée à ~26° N-E, soit un ratio mundi de 5/10. Puisque selon les textes les axes principaux ont pour origine le forum, on peut donc installer la trame cadastrale pour remarquer que le kardo maximus (fig. 24) possède une orientation judicieusement choisie. Il prend en enfilade vers le nord toute la vallée du Sarrat.
Les deux voies romaines à Haïdra, celles de Carthage et d’Asprenas sont diagonales du quadrillage (fig. 24) conformément au texte d’Hygin qui précise que les cultivateurs des quatre secteurs arpentés (perticae) se trouvent ainsi à égale distance du forum35. On notera de plus que la voie de Carthage emprunte justement un cardo sur près de 5 milles (7,5 km) avant de franchir le col de Kalaa Jerda (fig. 25). Cette importante voie stratégique serait donc, à notre avis, en relation directe avec cette centuriation. Ce résultat est d’intérêt, puisqu’il permettrait de retrouver selon la méthode proposée les vestiges de sa chaussée aussi bien vers le nord ou que vers Tébessa36. Cependant la délimitation de la colonie ne préjuge pas de la trame même du camp de la légion. En effet, si l’on se base sur le plan des ruines d’Ammaedara37, celui-ci serait bâti selon un carroyage différent, orienté à 29,0° N/O (ratio -5/9) (fig. 26)38. Les principaux édifices de la cité dont le temple sont en effet orientés selon ces axes. En effet, le kardo maximus et le decumanus maximus de la ville se coupent au carrefour là où l’on établissait “la groma, précise le texte, et où les gens peuvent se rassembler comme au forum”. Ce locus se trouverait dans l’actuel fort byzantin (fig. 26). Il servait de point de départ de la voie d’Asprenas, laquelle se confond avec le kardo maximus jusqu’à sa sortie de la cité par l’une des quatre portes. Ce comput ne coïncide pas avec le milliaire39 indiquant Ammaedara sur la voie en provenance de Carthage, ce qui paraît logique le comptage commençant là-bas est indépendant de la création du camp.
6- Nouvelle méthodologie de recherche des voies antiques. Cette méthode a permis de reconstituer28 le tracé intégral sur plus de 150 km de la voie romaine d’Aquitaine en Narbonnaise occidentale (fig. 20). On retiendra que cette voie impériale est construite sur les centuriations des cités ou colonies successivement traversées et que son tracé emprunte généralement des séries de lignes décumanes. En particulier, ce dernier a été confirmé a posteriori lors de sondages archéologiques préventifs près du vicus de Liviana, une station citée par la Table de Peutinger dont la localisation était encore incertaine.
Cette méthode consiste à superposer la grille cadastrale sur un fond de carte ou d’image aérienne et à rechercher les relations simples possibles, à savoir des ratios 1/1, ½, 2/5, etc., que la voie pourrait avoir dans la trame compte tenu de la topographie ou des traces déjà avérées.
Il suffit d’ajouter algébriquement les angles pour connaître l’azimut de la voie. Par exemple sur le schéma (fig. 21), orientation de la centuriation 30,96° (ratio 3/5) et rapport simple (2/1) de la voie dans la grille 63,43° (arctg 2/1), soit un azimut de 30,96° + 63,43° = 94,4°. Sur le terrain, on part d’un point avéré ou hypothétique et l’on emprunte strictement cet azimut à la boussole ou au GPS pour prospecter et relever les indices. La recherche est directe et rapide29, on ne trouve pas par hasard. 7- Perspectives et conclusions Cette centuriation d’Ammaedara devrait pouvoir nous aider, puisque les deux systèmes sont étroitement liés, à retrouver plus aisément les vestiges de la voie de Carthage dans cette région et de rechercher ainsi son prolongement jusqu’à Tébessa. Elle pourrait aussi nous servir à mieux comprendre le bornage du territoire des Musulamii40entrepris autour de cette colonie par les légats S. C. Nummus et L. M. Natalis. En effet, le parcellaire de cette pertica attribuée aux colons se distingue des terres plus incultes laissées à cette confédération. Toujours selon le principe que les levers des géomètres servaient à tirer les alignements des limites et de la voie, il conviendrait de rechercher aussi le tracé de la voie qui reliait Theveste à Thelepte compte tenu des milliaires relevés par Donau41. iii en hommage posthume à notre ami; 1 Gsell S. Histoire ancienne de l’Afrique du Nord, t. V et VII, 1928. 2 Briand-ponsart C., Hugoniot Ch. L’Afrique romaine de l’Atlantique à la Tripolitaine, (146 av. J. C. – 533 ap. J. C.) Armand Colin, 2005, p. 23- 31. 3 Berthier A. La Numidie. Rome et le Maghreb, 1981. 4 Géroudet N, Ménard H. L’Afrique romaine. De l’Atlantique à la Tripolitaine (69-439), Capes, Agrégation, Belin 2005, p. 42 et suivantes. 5 Salluste. Bellum Iugurthinum, XIX. 6 Instructions du C.T.H.S. Recherches des Antiquités dans le Nord de l'Afrique. Conseils aux archéologues et aux voyageurs. 1929. 7 Salama P. 1951. Les voies romaines d’Afrique du Nord, p. 19. 8 Ibid. Gsell S. t. VII, carte p. 183. 9 Ibid. Gsell S, t. VII, p. 236. 10 Ibid. Gsell S, t. V, p. 92-93. 11 Monchicourt Ch. La région du Haut Tell en Tunisie. Thèse de doctorat, 1913. 12 De Vauvineux (capitaine). Notes de février 1896. Decramer L. A propos de la Table de Jugurtha (selon le carnet de route du Capitaine de Vauvineux). IBLA 1999, n°183. 13 Decramer L. L’énigme du castellum de Salluste dans la Guerre de Jugurtha. L’Information Historique, 1996. 15 Berthier A., Decramer L., Ouasli Ch. Nouvelles recherches sur le “Bellum Iugurthinum”. IBLA, 2/2001, n°188. 16 Tlili M. Etendue et limites de la Numidie archaïque. Thèse de doctorat, Paris, janvier 2008. 17 Bouchareb A. Cirta ou le substratum urbain de Constantine. Thèse de doctorat, Constantine octobre 2006. 18 Lepelley C. et Dupuis X. Frontières et limites géographiques de l’Afrique du Nord Antique. Hommage à P. Salama. Publications de la Sorbonne, 1999. 19 Toutain J. Le cadastre de l'Afrique romaine, étude sur plusieurs inscriptions recueillies par le capitaine Donau dans la Tunisie méridionale. Mémoires de l'Académie des I.B.L., 1907, t. 12. 20 Decramer L., Elhaj R., Hilton R., Plas A. Approche géométrique des cadastres romains. Les nouvelles bornes du Bled Segui. Histoire et Mesure, 2002, t. XVI. 21 Chevallier R. Les voies romaines. Picard, 1997. 22 Toutain J. Les nouveaux milliaires de la route de Capsa à Tacape découverts par M. le capitaine Donau. Bulletin SNAF, 1903, t. 4. 23 Lassère J.-M. Un conflit “routier” ; observations sur les causes de la guerre de Tacfarinas. Ant. Afr., 1982, 24 Decramer L.R. http://voies.archeo-rome.com/voies01.html. La voie romaine d’Asprenas et la grande centuriation de Tunisie. 25 Capitaine Houdmont. Archives du SGA, feuille LXXXV. Il signale 4 milliaires qui seront décrites par Davin. 26 Decramer L. La grande centuriation de la province d’Afrique et la voie d’Asprenas. Bulletin SNAF, 2002 27 Contra Trousset P. Les bornes du Bled Segui. Nouveaux aperçus sur la centuriation du Sud tunisien. Ant. Afr., 1978, t. 33. 28 Decramer L., Lapierre L. Nouvelles perspectives sur les cadastres et les voies romaines. Proposition d’une méthodologie de recherche. Revue de la Société Française de Photogrammétrie et de Télédétection (2009, à paraître). Voir aussi http://voies.archeo-rome.com/voies05.html 29 Il faut cependant éviter toute généralisation abusive. Tous les territoires ne sont pas cadastrés, le tracé des routes dépend avant tout de la topographie et il faut rester circonspect dans le choix des ratios. Seule la preuve sur le terrain décide de la solution à retenir. 30 Salama P. Les voies romaines de l’Afrique du Nord. Alger, 1951. 31 Ces recherches ont été conduites avec L. Naddari qui est en charge de cette feuille archéologique. Qu’il trouve ici toute notre reconnaissance. 32 Hilton R., L. Lapierre, L. Decramer. Voies et cadastres romains, détection et mesures par satellites. Application à la grande centuriation tunisienne. Space Show’08, Toulouse 22-25/04/2008. CCT “Archéologie et Télédétection”. 33 Ed. L. 180, 1-7 et fig. 154. Haec est constituendorum limitum ratio pulcherrima (C’est la méthode de centuriation la plus séduisante …). 34 Caillemer A., Chevallier R. Atlas des centuriations de Tunisie . IGN, 1953. 35 Caillemer A., Chevallier R. Les centuriations romaines de Tunisie. Annales Economies, Sociétés, Civilisations, 1957, 12. 36 Les géographes ont déjà repérés plusieurs tronçons de cette voie (voir feuille 1/50 K, n° LIX). Une campagne de prospection devrait confirmer ou non cette relation voie- cadastre. 37 Baratte F., Duval N. Les ruines d’Ammaedara. Haïdra. STD, 1974. 38 On a retenu ici un découpage du camp en quartiers de 5 actus (~176 m) de côté. Il appartient naturellement aux archéologues de le préciser. 39 Ce mille nous semble imprécis (165 ?), mais on retrouve l’embase d’une borne parmi les vestiges au nord-ouest du fort byzantin. Par convention, nous l’avons prise pour origine (Am 0) pour le comptage des autres bornes. 40 Naddari L. Entre Coloni et Musulamii. Une opération de délimitation des terres sous Trajan dans la vallée de l’O. Sarrat. 5e colloque de Sbeïtla, 2006 et présentation au colloque de Tébessa d’avril 2009. 41 Donau R. La voie romaine de Theveste à Thelepte. BSNAF, t. 7, 1907. |