Cadastres et voies romaines dans les Provinces d’Afrique. Principes géotopographiques
Frontières et territoires. Quelques exemples en Tunisie.
Par Lionel R. Decramer. Luc Lapierre.
Richard Hilton. Alain Plas
(Archéo-Cartographie Toulouse)
Résumé
La dernière borne cadastrale du proconsul C. Vibius Marsus en 29 -30 ap. J.-C. retrouvée
in situ au sud de
Tacape, bien loin de l’étendue connue de la grande centuriation tunisienne a été localisée précisément. Cette précision permet de mieux comprendre l’extension de cette
pertica et d’établir les limites probables des territoires attribués lors de la délimitation ordonnée par Trajan. Cette carte d’état-major exécutée à partir d’
Ammaedara couvre la plus grande partie de
l’Africa Nova, elle a permis la réalisation d’un immense réseau routier et d’un système défensif remarquable des frontières. Ces grandes voies de pénétration établies depuis les camps successifs de la 3
e légion d’
Ammaedara et de
Theveste sont harmonieusement tracées dans cette trame cadastrale
Mots-clés
Centuriation, borne gromatique
, isthme de Gabès, voie romaine, borne milliaire,
limes. Africa Nova
Abstract
The last graving-stone of the proconsul C. Vibius Marsus found in situ south of Tacape, far from the known extent of the great Tunisian centuriation was precisely located . This accuracy provides insight extending this pertica and establish the likely limits of the allocated territories during the delimitation ordered by Trajan. This ordnance survey map run from Ammaedara covers most of Africa Nova, it enabled the realization of a vast road network and a remarkable defensive system boundaries. These large pathways established since the successive sides of the third legion Ammaedara and Theveste are smoothly drawn in this cadastral frame
Key words
Centuriation, graving-stone,
limes, milestone, roman road, land-measuring,
Africa Nova
1- Introduction
On se propose d’examiner les deux monuments romains les plus étendus de la Tunisie, ils sont exceptionnels par leur extension géographique et le nombre de témoins gravés encore en place.
Le premier est la carte dressée par les géomètres latins de l’Ancienne
Africa Nova. Equivalent à une carte d’état-major (fig.1), elle a été l’instrument géopolitique indispensable à l’Empire pour lui permettre d’organiser et de contrôler le pays. Ce cadastre ou centuriation est un carroyage tracé sur le terrain et marqué par ses bornes cadastrales coordonnées.
Le second est cet immense réseau de routes impériales que les arpenteurs jalonnaient de nombreux milliaires.
Ces deux systèmes sont par nature des modèles géométriques, mathématiquement définis, c’est à dire prédictibles. Il est donc possible de savoir par avance ce que l’on cherche et où cela se trouve. On ne découvre plus par hasard, mais au contraire de façon géométriquement programmée.
2- La grande centuriation de l’Africa Nova
L’historique de ses recherches et ses caractéristiques sont maintenant bien connus
[1], nous rappellerons simplement ses paramètres principaux, à savoir :
Son étendue : 280 * 120 km (fig. 1), soit une grande partie de l’ouest tunisien, de l’Algérie jusqu’à proximité de la Libye, avec ses bornes gromatiques uniques retrouvées in situ.
Modèle géométrique :
Origine UTM 32s : 469 883 ; 3 947 924 m dans le
Saltus Massipianus , non loin d’
Ammaedara :
Azimut Az ratio =5/7 (35,5°)
Module de la centurie C = 707 m ± 3 m
Fig.1 La grande centuriation et ses axes majeurs.
2-1 Les bornes méridionales
Borne B 34
La dernière borne de centuriation découverte près d’ El M’Dou a été publiée par le professeur A. Mrabet en 2015. Elle appartient à la
limitatio exécutée sous les ordres du proconsul C. Vibius Marsus en 29-30 ap. J.-C. C’est le cippe le plus méridional que l’on connaisse puisqu’il porte gravées dans la pierre les coordonnées suivantes : DD 30 ; VK 350, c’est-à-dire qu’elle se situe à près de 250 km de l’origine de la cadastration (fig. 2).
Fig. 2 Borne B 34 selon sa localisation réelle.
Ce témoin géographique et épigraphique est d’importance, car c’est un des rares jalons retrouvé en son emplacement d’origine. Il a été retrouvé au pied d’un talus par Mohamed Ellefi
[2] en octobre 2013. Lors de notre déplacement dans la région, nous avons pu, grâce aux bons soins du gardien du musée de Gabès où cette borne avait été transportée, reconnaître sa localisation exacte, laquelle se trouve en fait à ~700 m du lieu initialement estimé. Coordonnées dans le datum WGS 84:
B 34 : 33,78375° ; 10,09015° ou en UTM (32S) : 0 600 930 ; 3 738 713 m
Cette rectification est significative car elle permet de recaler la grille cadastrale sur toute la région en accord avec les lignes du parcellaire agricole et de confirmer une autre borne cadastrale écartée jusque-là pour cause d’incertitude.
Fig. 3 Borne B 34 in situ (cliché Mohamed Ellefi).
Borne B 35 de Terhendourt
En effet, ce recalage de ~ 700 m permet de replacer la stèle de Terhendourt (CIL 22787 et 22788) sur la grille cadastrale. Elle se situait sur une petite butte (283 m) sur laquelle Chevarrier avait noté : « …Un ¼ de borne sur laquelle est écrit : …TER.. / .INYBRAVI. » . Barthel
[3] lisait TER comme
iter ou
terminus et il estimait d’après sa position qu’elle se trouvait au point DD 65, VK 350 et qu’elle appartenait donc au décumanus DD 65, frontière entre les
Nybgenii et les
Tacapitani. Cependant il ne la retenait pas dans sa liste des 18 bornes gromatiques.
P.Trousset
[4] affirmait quant à lui qu’ « après vérification faite sur le terrain … l‘inscription funéraire (du Jebel Terhendourt) ne peut être interprétée comme un jalon de limite de territoire ». Il ne l’inscrivait pas non plus dans sa liste des bornes du Sud tunisien. A sa décharge, il est vrai que des tombes sont présentes sur cette petite sommité et qu’il nous a fallu une ultime vérification pour confirmer ce
terminus.
Lors de notre mission en mai 2002, nous avons retrouvé sur cette colline cette stèle parmi d’autres tombes. Elle était composé d’un bloc calcaire de section carré 72* 72 cm brisé en trois morceaux qui devait être fixé par un tenon (fig. 4). Sur une des faces en partie brisée en grosses lettres (7,8 cm) deux lignes de texte qui complètent le texte lu par Chevarrier :
1 .TER /.ATR.
2 .INYBRAV(I).
[5]
Localisation : Proéminence du DJ. Terhendourt sur le versant nord regardant la plaine vers Gabès.
Coordonnées : 33,65592° ; 9,87468° (WGS 84) et en UTM 32S : 0 581 104 ; 3 724 355 m.
Coordonnées romaines dans la nouvelle grille : DD 65 ; VK 350
[6].
Fig. 4. Borne 35 de Terendhourt.
Cette stèle est bien un
terminus inter Nybgenios et Tacapitanos du décumanus 65. On peut donc attribuer le numéro B 35 suivant la nomenclature du catalogue (Voir Annexe 1). Elle marque la limite extrême de la frontière tracée par Trajan entre les cités de T
acapae et de
Turris Tamalleni (fig. 5), pendant de la borne (DD 65 - VK 270 ; CIL22786) du Chareb située au pied du Djebel -es- Stah sur laquelle est aussi inscrit
NYBG(enii) marquant la limite nord de ce territoire.
Fig. 5. La grande centuriation. Bornage et lignes de cadastre
Depuis ce petit observatoire, les géomètres avaient vue vers la plaine de Gabès et la borne d’El M’Dou, mais aussi vers le Sud-Est dans la direction décumanus 65 (fig. 6).
Fig. 6. Borne B35. Visée selon le décumanus.
2-3 Une frontière historique ?
A partir de ce recalage de la grille cadastrale, nous avons tenté de retrouver lors d’une prospection limitée d’autres bornes hypothétiques
quintari (fig. 5, cercles jaunes). Si aucune n’a pu être été repérée, on a pu relever de nombreuses traces de parcellaires orientés selon le cadastre
[7] et ceci jusqu’aux abords de l’O. ez Zess. De nombreuses pistes et chemins sont conservés selon ses axes, en particulier la route de Mareth à Toujane est particulièrement remarquable, car rectiligne
[8] sur près de 14,5 km et parfaitement orientée selon le cardo VK 390 ; probablement le témoignage d’une ancienne voie romaine. Il en est de même de l’ancienne voie
Tacape – Gigthis qui se reconnaît dans l’actuelle route internationale N 1 en direction de Médénine, plusieurs tronçons sont orientés selon le décumanus (fig. 5 et 7). Sur le milliaire XXI de Septime Sévère
[9] de cette voie signalé par le lieutenant-colonel Donau à 1 mille de
Gigthis figure en toutes lettres le
caput viae : «
a finibus tacapitanorum ». La frontière entre les deux cités se trouvait donc à ~33 km au Nord-Ouest de
Gigthis, près l’O. ez Zess, c’est-à-dire au niveau du 400
e kardo.
Fig. 7. La centuriation Sud. Limites et frontières des cités.
La cadastration semble se terminer sur ce VK 400, car les traces du parcellaire disparaissent au-delà de l’O. ez Zess. Ces terres attribuées aux vétérans ne déborderaient pas cette
limite (Fig. 7, ligne verte VK 400) qui semble attestée par l’existence de puits romains, de tours et de fortins tels que les ksars Zess, Mejeni ou Koutine postés en bordure d’oued, ce dernier faisant office de
fossatum naturel. (fig. 8). Ce dispositif défensif (fossé et castra), ce
limes méridional qui mériterait une recherche plus approfondie, n’est pas sans rappeler la
clausura du jebel Tebaga (fig.9), cette protection avancée aux confins sur la frontière DD 65 commandée par Nerva Trajan.
Fig. 8. Oued ez-Zess, un fossatum naturel.
Cette probable ligne de défense face à des invasions venant du Sud se justifie stratégiquement, elle verrouille l’isthme de Gabès entre le golfe de la petite Syrte et les monts de Matmata. On pourrait évoquer par comparaison la fameuse ligne Mareth qui avait la même fonction lors de la seconde guerre mondiale. A noter que la limite actuelle des gouvernorats de Médenine et Gabès épouse peu ou prou le contour de ces anciens territoires que nous retrouverons aussi plus au nord.
Fig. 9 Clausura du Tebaga (cliché L. Lapierre).
2-3 Limites septentrionales
La décumane 65 est encore matérialisée par 6 bornes successives : la B 30 (65, 255) du Bled Segui, puis les bornes B7 (65, 270), B27 (65, 275), B26 (65, 280) du Chareb, et B14 (65,305) du Chott el Fejej et enfin la dernière du Dj. Terendhourt (B35 : 65, 350). Elles sont parfaitement alignées sur 95 centuries (c ~ 708 m) selon un azimut moyen de 144,2° (ratio 5/7 sur la méridienne). La performance des géomètres est remarquable si l’on pense qu’ils ont dû franchir une chaîne de montagne (« inaccessible », selon l’arpenteur), un chott dans une contrée semi-désertique et ceci dans un pays hostile. On sait d’après les textes
[10] qu’ils opéraient en vérifiant la fermeture de leur triangle à chaque
limites quintarii pour atteindre un tel degré de précision dans leurs alignements.
Fig. 10 Les frontières septentrionales.
La seconde frontière concerne la limite entre les Nybgeniens du Nefzaoua et les Capitaniens de Gafsa. Elle est matérialisée par une série de bornes depuis le khanguet Oulad Rherth au Jebel Oum Ali avec la borne 24 (98, 230) jusqu’à la trouée dans le jebel el Haidoudi avec la borne 30 (65, 255)
[11], dépression par où passait la voie d’Asprenas. Elle rentre en diagonale dans le carroyage avec une orientation ouest-est et se présente donc comme un quasi-parallèle géographique (fig. 10). Cette frontière matérialisée par le géomètre au pied de cette chaîne de montagnes quasi infranchissables au nord des chotts est protégée par une remarquable ligne de défense avec ses
clausurae (Oum Ali), ses ksars (Ksar Soltane) et sa voie romaine de service desservant tous ces passages protégés (fig. 10). Ce système défensif se poursuit plus profondément vers l’ouest par le
limes Montensis[12] . On a reporté sur cette carte le tracé de la voie d’Asprenas (en violet), artère stratégique essentielle de ce système telle que nous l’avons relevée méthodiquement. Celle-ci a été construite en 29 -30 ap. J. -C., c’est-à-dire après l’exécution de la grande
limitatio, cette carte d’état-major qui permettra aux armées romaines de pacifier et coloniser cette région. A ne pas en douter, ce réseau de triangulation des Romains est bien le précurseur de l’actuelle triangulation géodésique de la Tunisie moderne (fig. 11)
Fig.11. Les deux réseaux géodésiques.
3- Voie versus cadastre
On se propose de montrer ici, comment à partir d’une méthode géométrique prédictive, il est possible de reconstituer le tracé des anciennes voies impériales et de retrouver sur le terrain les vestiges de la chaussée.
Ses principes géo topographiques s’appuient sur :
Les textes gromatiques des arpenteurs romains,
Les découvertes effectuées sur la grande centuriation tunisienne et sur la voie stratégique de L. Nonius Asprenas qui lui est intimement attachée.
Mais aussi sur les voies et cadastres en Narbonnaise.
Ces œuvres monumentales, cartes et routes sont parfaitement matérialisées par leurs bornes cadastrales et milliaires. Il n’y a ni confusion, ni interprétation.
Par exemple sur la voie d’Asprenas, on a noté au mille 153 parmi un nid de milliaires la borne cadastrale B 6 (fig. 12). Non loin de là, le milliaire 149 porte lui aussi un décussis
[13] sur sa tranche supérieure, preuve que le géomètre y a placé son dioptre de visée (fig. 13). Les deux systèmes réseau géodésique et réseau routier sont intimement liés. Sur ce tronçon la voie rentre en diagonale dans le ratio 1/4, ce qui lui confère un azimut de 131,5°
[14]. Plus loin vers le Bled Segui la voie est strictement décumane.
Fig. 12. M 153. On remarque le milliaire d’Asprenas, un milliaire impérial et la borne B6 avec son décussis.
3-1 Relation voie cadastre. Principe
La voie rectiligne est tracée dans ce canevas en tenant compte de la topographie des lieux. Elle emprunte généralement les lignes cardinales ou les diagonales, celles-ci étant toujours des rapports simples comme 1/1, ½, 3/5, etc., en fait les diagonales de l’équerre
[15].
Les levers géométriques serviront de trame à l’établissement de la carte (
forma). Puis le terrain est jalonné par le géomètre selon le principe ci-dessus, viennent enfin les constructeurs-terrassiers pour réaliser la chaussée. Il faut bien s’entendre, c’est bien la route qui est construite dans le cadastre et non le principe inverse qui prétend que le cadastre s’appuie sur la voie
[16]. Dans ce cas, on ne pourrait pas comprendre comment les géomètres auraient pu établir une trame au sol si précise sur de telles distances s’ils s’étaient appuyés sur le tracé de pistes vagabondes. Seul un recalage solaire régulier pour conserver l’orientation sur de longues distances et une fermeture des
quintarii par la diagonale permettent d’assurer cette harmonie géométrique. Le géomètre passe toujours avant le terrassier. Dans le cas contraire, on est conduit à un anachronisme
[17] dommageable pour l’historien.
Fig. 13. Milliaire 149 et son décussis.
Cette
limitatio attribuée dans un premier temps au proconsul d’Afrique à C. Vibius Marsus était datée en 29-30 compte tenu des premières bornes relevées dans le Chareb, ce qui n’est plus compatible avec la création en 14 de la voie d’Asprenas. A ne pas en douter, la pose de la
groma dans le
Saltus Massipianus au démarrage des levers topographiques a démarré bien avant 14 puisqu’il aura fallu un certain temps avant que les travaux routiers n’atteignent Gafsa. C’est à partir d’ici que les premières bornes datées d‘Asprenas ont été révélées par Donau
[18]. On attribue généralement à la guerre de Tacfarinas
[19] la disparition de ces milliaires plus au nord jusqu’à leur comput, ainsi que la destruction de ces mêmes bornes gromatiques qu’on ne retrouve qu’à partir du Bled Segui. Elles représentaient probablement pour ces peuples la prise de possession symbolique de leur pays.
3-2 Application du principe à la colonie d’Ammaedara
La centuriation d’
Ammaedara a une orientation de 26,6° (ratio 5/10), encore visible partiellement dans le parcellaire et dans les vestiges de la grande voie
Carthage-Theveste. On notera encore que la voie s’inscrit parfaitement dans la grille cadastrale et que le tronçon entre le mille 5 et 11 en direction du col de Kalaa Djerda est parfaitement une limite cardine (fig. 14). On ne sait pas par contre l’étendue de cette limitation, en particulier si elle se poursuit au-delà des confins algériens.
Fig. 14. La pertica d’Ammaedara et les voies de Carthage et d’Asprenas.
4- La voie Theveste- Thelepte.
Le capitaine Donau, lors de ses tournées sur la voie d’Asprenas, avait noté que son tracé septentrional jusqu’au
castra hiberna restait incertain, il remarquait aussi que
Thelepte se situait au 48e ou 49
e mille du camp de la 3
e Légion que l’on situait à cette époque à
Theveste[20]. Il entreprit donc une prospection détaillée pour déterminer le tracé exact de la voie depuis Tébessa jusqu’à Feriana. Il releva ainsi une série presque ininterrompue de groupes de bornes dont il releva précieusement les textes
[21] de façon à mieux définir l’historique de cette voie grande de communication. Ce rapport est remarquable, mais on peut regretter que son éditeur n’ait point joint la carte du tracé. On ne dispose donc que des indications de lieu sans plus de précision. Il était donc d’importance de retrouver ce parcours, sachant que les prospections sur le terrain, comme le fit Donau, semblent pour l’instant peu possibles de part et d’autre de la frontière algéro-tunisienne. De courtes prospections ont pu être faites sur la partie la plus orientale du côté de
Thelepte où quelques milliaires ont pu être retrouvés et rapportés
[22].
4-1 La section tunisienne
Nous avons donc repris le rapport de Donau et à partir des cartes de l’époque (fig. 15), de vues aériennes (fig. 16) et maintenant satellitaires et enfin selon la méthode de recherche proposée, à savoir que la voie romaine s’inscrit régulièrement dans le carroyage du cadastre 5/10 de la colonie d’
Ammaedara dans lequel est tracé la grande voie
Carthage-Theveste. On avait mesuré par ailleurs entre les mille 41 à 43 une valeur de 1,47 km.
Fig. 15. Les milliaires de la voie dans le secteur de Bir Oum Ali.
Nous avons pu pousser lors de notre prospection (fig. 17) jusqu’au mille 39, à 15 milles de
Thelepte. Des vestiges de la chaussée sont encore visibles
[23] en bord de piste juste avant la traversée de l’O. Goubel où Donau avait vu une colonne de Caracalla portant la distance de 15 milles depuis
Thelepte. La longueur totale de la voie entre les deux cités serait donc de 15 + 39 = 54 milles, ce qui est incohérent avec la localisation de la ville au mille 48 (ou 49). Donau en concluait que la voie d’Asprenas ne passait pas par
Thelepte. Il n’osa pas émettre l’hypothèse que ces
castra hiberna ne se trouvaient pas à Theveste, mais ailleurs à
Ammaedara.
Fig. 16. Vue aérienne sur le tracé relevé entre le mille 41 et 42
Fig.17. Nid de bornes au 42e mille.
Le parcours entre
Thelepte jusqu’à la frontière à Bir Oum Ali (fig. 18) est ainsi reconstitué.
Fig. 18. La voie Thelepte(54)-Alonanium (38).
4-2 La section algérienne
Après Bir Oum Ali, la station d’
Alonanium, la voie prend une direction générale nord. Donau y avait relevé toute une série de bornes jusqu’à proximité d’ El Ma El Abiod. Les traces de la chaussée romaine entre les milles 24 à 26 sont encore parfois visibles sur les photos satellites (fig. 19).
Fig. 19. Traces de la voie romaine près de Berzguène
Nous avons eu l’occasion de faire ici une courte visite archéologique
[24] sur le site de Berzguène (pressoirs à huile, fig. 20) et d’examiner rapidement les vestiges de la chaussée romaine.
Fig.20. Huilerie de Berzguène près du mille 24.
La voie quitte ensuite la vallée de l’O. Berzgal pour franchir une barrière de montagnes qu’elle franchit au col de Tenoukla pour atteindre finalement
Theveste par l’arc de Caracalla. Le tracé de la voie ainsi restitué (fig. 21), mérite naturellement une vérification terrain
[25].
Fig. 21. Le tronçon Theveste-Bir Oum Ali
Enfin, le tracé complet de la voie romaine selon le rapport Donau est présenté sur le SIG
Africa (fig. 22) dans son contexte géographique et historique de la carte de Salama. On dispose ainsi avec ce Système d’un outil pour l’étude synthétique de tous ces travaux sur la présence romaine en Afrique et plus particulièrement pour l’étude des frontières et des territoires, thème de ce colloque
Fig. 22. Tracé sur SIG de la voie romaine reconstitué.
5- Une autre frontière presqu’oubliée.
On pourrait dater le début de la présence romaine dans la région en 107 a. c. avec la campagne du consul Métellus. Il venait de mettre le siège devant
Thala, la cité royale d’été, d’où Jugurtha « s’(était) enfuit nuitamment avec ses enfants et une partie de sa fortune »
[26] et qu’il enleva au bout de quarante jours. L’année suivante le nouveau consul nommé En Afrique, Marius reprend la guerre et par un raid audacieux fonce sur Gafsa en pays Gétule, surprend ses défenseurs, puis remonte vers le nord en ravageant plusieurs places pour arriver enfin devant « une montagne rocheuse d’une hauteur immense, tranchant sur le reste de la plaine … laquelle (cette place) renfermait les trésors du roi. »
[27]. Salluste rapporte
[28] avec force détails ce siège si difficile. Précisions hautement importantes pour les chercheurs qui veulent identifier cette place que Marius finira par enlever « par chance »
[29] . Puis après d’ultimes batailles dont il sortira vainqueur, il rentrera triomphalement dans Cirta
[30], la capitale du roi numide
[31].
Parmi tous les sites qui ont pu être proposés pour reconnaître ce haut-lieu, la Table de Jugurtha
[32] près de Thala, présente tous les caractères géographiques et topographiques décrits par Salluste, sa situation étant aussi parfaitement en accord avec le déroulement des opérations de guerre. Cette forteresse est d’une extrême importance, car toujours, selon Salluste, elle se trouvait « non loin du fleuve
Muluccha qui séparait les royaumes de Bocchus et de Jugurtha ». A partir d’une ressemblance onomastique Gsell
[33]avait émis l’hypothèse que ce fleuve pourrait être la Moulouya au Maroc, mais aucun site répondant à la question n’a jamais pu être trouvé si loin. Pour Berthier, ce fleuve frontière est le Mellègue (ou Meleg)
[34] tout proche de cette Table de Jugurtha, lequel a bien servi de frontière à la patrie d’Apulée de Madaure
[35]. Ainsi la volonté d’Auguste d’installer sa 3
e Légion aux confins de cette Numidie profonde et belliqueuse paraît logique et bien sage et de préférence à
Ammaedara au pied de cette mesa si remarquable (fig. 23). Puis ensuite, la pénétration romaine s’est poursuivie en direction du Sud vers la petite Syrte jusqu’à
Tacape avec ses légionnaires et ses géomètres. Ils prirent ainsi possession de ces territoires, la future
Africa Nova, car en effet "mesurer un pays, c’est déjà le contrôler".
Fig. 23. Pour une inscription de la Table de Jugurtha au Patrimoine mondial.
La table de Jugurtha, ce site hautement historique est finalement reconnu. Il vient de faire l’objet d’une demande de reconnaissance auprès de l’Unesco (fig. 23) pour le placer au patrimoine mondial de l’humanité. Car, nulle part ailleurs en Afrique du Nord on ne trouve réunis sur un même site un tel concentré de merveilles de la nature et de témoins de la culture
[36].
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Toutain. 1907. Le cadastre de l’Afrique romaine. Etude sur plusieurs inscriptions recueillies par Donau dans la Tunisie méridionale. Mémoire, AIBL, pp. 357.
Trousset. 1999. Territoires de tribus et frontières au sud de l’Africa Proconsularis. Actes du colloque de Sbeïtla Sessions 1998 et 1999, pp. 67.
Trousset. 1964. Recherches sur le limes tripolitanus du chott El-Djerid à la frontière tuniso-libyenne. Etudes d’Antiquités Africaines, 1964/2, pp. 63.
Trousset. 1981. L’idée de frontière au Sahara et les données archéologiques. CRESM, Enjeux sahariens. CNRS, pp.47-78.
Addendum
Cet article qui avait été présenté lors du colloque de Sousse : Frontières, Territoires et Mobilités au Maghreb (Antiquités et Moyen Age) du 3 au 5 mai 2018, sous le thème : Africa, projet collaboratif de cartographie de l’Afrique du Nord antique : avancées et perspectives illustrées par quelques exemples avec pour auteurs Luc Lapierre, Lionel Decramer et Claude Briand Ponsart, n’avait pas pu être édité pour des raisons techniques dans les annales originelles du colloque. Il a paru dans les actes du colloque suivant.
Eglise et christianisme au Maghreb.
Antiquité et Moyen-Age. Faculté des Lettres et des Sciences Humaines. Laboratoire de Recherche LR13ES11. Occupation du sol, peuplement et modes de vie dans le Maghreb antique et médiéval.
Actes du septième colloque international. Sousse 02,03et 04 décembre 2021
[1] L. Lapierre, L. Decramer, R. Hilton, S. Alouani. 2015. Projet de cartographie de l’Afrique antique sur système d’information géographique (SIG). Etudes des voies dans leurs environnements antiques, p. 125 -131.
[2] Nous tenons à remercier M. Abdellatif Mrabet, Mohammed Ellefi ainsi que Samir le gardien du musée des arts de Gabès qui nous ont permis de retrouver l’emplacement exact de la découverte et donc de recadrer le modèle géométrique.
[3] Barthel
ibid, pp. 91 et 92
[4] P. Trousset. Recherches sur le
limes tripolitanus du chott El-Djerid à la frontière tuniso-libyenne. Etudes d’Antiquités Africaines, 1964/2, p. 63
[5] Le Y pourrait être aussi un I, et la dernière lettre brisée un A
[6] On l’avait précédemment estimé au DD 64, mais le décalage mesuré d’environ 700m sur la borne B 34 ramène sa valeur à une centurie de plus.
[7] Contrairement à ce qu’affirmait P. Trousset en avançant que cette "centuriation du Sud a laissé peu de traces au sol et paraît peu élaborée " P. Trousset
ibid. Un nouveau document sur la
limitatio de C. Vibius Marsus (Sud tunisien).
[8] A un court évitement près.
[9] Constans. Milliaire inédite, « à 1200 m à l’Ouest du bordj et à 300 m au Nord des ruines dites de Rass-el-Bacha (tête du Pacha). La borne indique 1 mille de
Gigthis et 21 milles de la frontière, valeur confirmée par une autre borne (CIL 11022) trouvée près du temple de Minerve indiquant la distance XXII milles.
[10] A. Roth-Congés, pp. 335-338 « Le
decimanus maximus et le
kardo maximus, ce sont les meilleurs arpenteurs qui devront les tracer et les mêmes doivent refermer les
quintarii un par un » (Hyg. Grom, LA. 191,14- 192,1)
[11] Autres bornes gromatiques
± 3 m de cette limite : les cippes B25 (96, 232), B20 (91, 235) et B 19 (84, 240)
[12] M. Brahmi, pp. 120-123
[13] Décussis : croix gravée sur la tranche d’une borne pour positionner l’instrument de visée
[14] Az voie = Az du décumanus (145,5°) - angle du ratio ¼ (14,0°) = 131,5°
[15] http://archeo-rome.com/voies/voies08.html
[16] P. Trousset, 1981, pp. 61. « Avant d’être quadrillée en centuries par les arpenteurs militaires, la steppe est mesurée en milles au long des pistes ouvertes parla 3
e Légion. »
[17] P. Trousset (1981, p. 61) parle d’« une vision anachronique de la zone frontière » à propos d’un cordon frontalier dessinant le contour de l’
Africa.
[18] J. Toutain, 1905.
[19] J. M. Lasserre, 1982.
[20] La table de Peutinger indique un itinéraire entre
Thelepte et
Theveste, à savoir :
Thelepte Col. > XX. >
Ubaza Castellu > LVIIII. >
Theveste. Le dernier chiffre semble fautif. Cependant X. Dupuis (
2016 ) a proposé une relecture de cette Table qui rend ces chiffres compatibles si l’on admet le
castellu(m) au bordj Bir Oum Ali et
Ubaza à Bir el Ater. Ces nouvelles localisations apparaissent sur le dernier SIG
Africa (fig.22). Enfin cette voie ne figure pas dans l’Itinéraire d’Antonin, mais elle était bien reportée sur la carte de Salama.
[21] Donau commandant. 1907. La voie
Theveste –Thelepte.
[22] L. Lapierre et alii, 2015, p.137
[23] Chaussée romaine : UTM 32S : 4 459 917 ; 3 873 255 m..
[24] Visite organisée par l’association Minerve de Tébessa. Un projet de coopération avait été envisagé afin de rechercher et d’étudier cette voie impériale (juin 2006).
[25] On conçoit qu’il est aisé avec ce tracé sur SIG de refaire cette route avec un GPS et de relever tous les vestiges de cette voie antique.
[26] Salluste.
Bellum Iugurthinum, LXXVI. Les Belles Lettres.
[27] Bell. Iug., XCII.
[28] Bell. Iug., XCII à XCXI.
[29] Bell. Iug., XCIII.
[30] Cirta deviendra
Cirta Nova Sicca, puis
Sicca Veneria, Le Kef.
[31] A. Berthier. La Numidie. Rome et le Maghreb..Picard
[32] A. Berthier et
alii. Nouvelles recherches sur le
Bellum Iugurthinum, p. 131-159.
[33] St. Gsell avait émis l’hypothèse que cette mesa se situait au Maroc près de la Moulouya (i
bid. p. 91-94).
[34] A. Berthier,
ibid. pp. 73-74.
[35] «
Numidiae et Gaetuliae in ipso confinio». Apulée L. A. Apologie, XXIV, 1. Traduction d’après P. Valette. Les Belles Lettres.
[36] https://tunisie.co/article/8750/decouverte/musees-et-monuments/table-jugurtha-unesco-141714
http://whc.unesco.org/fr/listesindicatives/6278/