La grande carte de l'Afrique romaine. Genèse d'une découverte.

Le temps des officiers géographes.

            Lorsqu'en 1895, le capitaine de Vauvineux, au cours d'un de ses périples dans les confins algéro-tunisien, gravit une grande "mésa", il ne se doutait pas qu'il allait vers une découverte inattendue. Cet officier, géodésien de formation, avait été envoyé par le Service Géographique des Armées pour une mission précise : compléter la triangulation de la Tunisie et la raccorder avec la triangulation d'Algérie déjà bien avancée. Il était, en effet, de la plus haute importance pour le gouvernement français de disposer de cartes d'état-major sûres afin d'administrer ce protectorat.

Parti d'Haïdra, l'ancienne Ammaedara des Romains dans l'Ouest tunisien, de Vauvineux avait choisi parmi les sommets qu'il fallait viser, une montagne tabulaire remarquable de très loin. C'était bien tomber ! Il s'adressait juste à la plus formidable citadelle naturelle de toute la région ; les indigènes l'appelaient :

"La Table de Jugurtha".

Pourquoi une découverte exceptionnelle ? Il venait de mettre la main sur la forteresse d'un ancien roi numide, Jugurtha, que le consul Marius avait longuement assiégée avant de l'enlever par le plus grand des hasards. Cet épisode de la guerre de Jugurtha, rapporté par le chroniqueur latin Salluste [i] , allait corriger l'une des plus grandes erreurs de l'histoire de l'Afrique du Nord [ii] . Non seulement de Vauvineux [iii] révélait dans son rapport aux autorités archéologiques - qui n'en tinrent pas compte - la présence de ce site historique décisif, mais il exécutait, sans s'en douter, par ses visées les mêmes opérations qu'un autre géomètre, dix-neuf siècles auparavant, avait déjà accomplies.

Ce géomètre - dont le nom ne nous est pas parvenu - appartenait à la 3e légion Auguste qui était stationnée justement à Ammaedara, au pied de cette Table de Jugurtha. Il avait choisi, en effet, cet observatoire incomparable pour point de départ d'un arpentage qui allait le conduire jusqu'au fond de la petite Syrte (golfe de Gabès). Mais quel observatoire !  Quelle montagne plus symbolique n'avait-il pas choisie ? Ce fameux castellum où Marius était venu s'illustrer. Sa mission : établir une carte de l'Africa Nova, une forma disait-on à l'époque, pour les besoins de l'empire. Le rapprochement entre ces deux géodésiens, à travers le temps, sur cette fabuleuse montagne ne pouvait être plus symbolique. Une fois ses visées faites, le capitaine de Vauvineux repartit vers le Sud tunisien.

En cartographie, derrière les géodésiens viennent les topographes. Il faut remplir les triangles vides du canevas principal par des levers détaillés. Aussi le Service Géographique des Armées avait-il  détaché, dans ce Sud tunisien, des brigades de topographes pour fouiller minutieusement ces régions quasi désertiques. Fouiller est sans doute le terme qui convient. Car en sus de leurs travaux habituels de topographie, ces officiers avaient été réquisitionnés par le Comité des Travaux Historiques et Scientifiques [iv] afin de dresser un bilan exhaustif des richesses archéologiques du pays. C'est ainsi qu'ils tombèrent en 1904 sur des pierres dressées et taillées, sur lesquelles étaient écrites deux lignes de texte, comme par exemple : DD LXXXXI / VK CCXXXV.

Leur chef du cercle de Kebili, le capitaine Donau ne tarda pas à en connaître la signification. Cette borne, puisqu'il s'agissait d'une borne gromatique, se situait exactement à quatre-vingt onze centuries à droite d'un axe géographique appelé décumanus (Dextra Decumani), et à deux cent trente cinq centuries d'un autre axe perpendiculaire appelé kardo (Ultra Kardinem). Sachant que la centurie vaut environ sept cent cinq mètres, cette borne géodésique se trouvait donc à deux cent dix kilomètres d'une origine inconnue. Fort intrigué par cette découverte, le capitaine Donau partit avec l'aide de ses officiers et de ses guides indigènes à la recherche de pierres identiques. Il en découvrit environ une vingtaine près des grands Chotts, et il en informa le Comité.

Un cadastre incertain.

Toutain, un membre de ce Comité, publia alors les découvertes de Donau [v] . C'était un homme très érudit, mais point géographe. Il estimait que l'origine de cet immense carroyage romain ou centuriation se situait quelque part, selon lui, en plein milieu du désert algérien. L'interprétation de Toutain n'était pas pour plaire à l'école allemande de géographie. Leur spécialiste, Barthel [vi] reprit donc les calculs et le contexte historique pour trouver que cette origine se situait non loin du camp de la 3e légion romaine, au milieu d'une plaine au nord de la ville de Thala. A la lecture de ces conclusions, Toutain rejeta catégoriquement la démonstration de Barthel qui s'appuyait sur une borne exceptionnelle située à gauche (Sinistra Decumani) et non plus à droite du décumanus. Cette borne levait l'ambiguïté sur l'orientation des axes que Toutain avait pris arbitrairement à partir d'une interprétation erronée des textes anciens. La polémique entre les deux experts s'envenima [vii] .

Aussi en 1930, le géographe Davin [viii] décida-t-il d'aller mesurer quelques bornes, non plus au pas de son cheval comme l'avait fait le capitaine Donau, mais au moyen d'un théodolite. Il en retrouva cinq. Il confirma le bien fondé de la thèse de Barthel avec une nuance : son origine ne se trouvait plus en plaine, mais sur le sommet d'une montage proche, le Bou el Hanèche.

Il estimait à 35,1° l'azimut du kardo, mais sans en comprendre la raison. "Exit" donc, la thèse de Toutain sur l'orientation des axes ! Mais comment diable, ces géomètres latins faisaient-ils pour s'orienter sur de si longues distances ?

L'ingénieur Legendre [ix] reprit donc en 1957 les calculs de Davin. Il confirma une origine probable près du sommet du Bou el Hanèche, mais il constatait qu'il n'y a rien de particulier sur cette montagne sinon un marabout. Il rechercha une réponse à cette orientation en examinant si celle-ci coïncidait avec des points astronomiques remarquables, sans pouvoir conclure. Les recherches en restèrent là.

L'essentiel sur le plan géographique, historique et gromatique avait été dit par Barthel qui estimait par ailleurs, que cet immense plan cadastral matérialisé par des bornes, devait faire partie d'une vaste carte couvrant toute cette Afrique romaine. Cette vision d'ensemble était bien dans l'esprit de l'école allemande, héritière d'un Ritter ou d'un Humboldt. A contrario, l'école française [x] qui s'était illustrée par ses Picard, ses Cassini et autres grands savants tels que La Contamine ou Maupertuis s'était depuis détachée insensiblement des domaines scientifiques pour se raccrocher aux branches littéraires. La géographie universitaire française prit alors la fâcheuse tendance à s'enfermer dans son monde universitaire [xi] . Les études de géographie formaient de plus en plus souvent des professeurs de géographie, destinés à enseigner la géographie à de futurs professeurs de géographie. Rien de tel pour stériliser une science. D'autant qu'en France, cette matière n'a été longtemps que la parente pauvre de l'histoire, et la géographie historique le domaine exclusif des historiens.

Une méthode et … des pratiques

Pourtant ce monument géographique, exceptionnel par son étendue et par le nombre de ses témoins géodésiques, méritait bien une thèse. C'est ce que fit un universitaire d'Aix en Provence [xii] en 1978. Sa synthèse des travaux antérieurs était complète, il n'y manquait aucune référence bibliographique. Mais on ne percevait nulle trace de recherche originale : simplement que les géomètres romains avaient choisi de regarder du côté de la petite Syrte pour orienter leur decumanus maximus ou qu'en "modifiant un peu les paramètres" de Davin, on pouvait retrouver le locus gromae, l'origine du cadastre, dans la plaine de Barthel. De telles imprécisions et de telles approximations après les calculs serrés de Davin et Legendre ne pouvaient guère éclairer la question. On était en pleine littérature.

Un article de cet universitaire dans une revue archéologique [xiii] nous intrigua au plus haut point. Pourquoi les géodésiens romains avaient-ils choisi le Bou el Hanèche plutôt que la "Table de Jugurtha", cet observatoire tout proche ? Nous connaissions dans ses moindres détails topographiques cette montagne tabulaire et son histoire [xiv] . Nous avions visité Ammaedara, le camp de base des légionnaires en charge des levers géodésiques. Nous avions remarqué sur les minutes de la carte du capitaine Désiré [xv] , cet officier chargé de dresser la carte de la région, ces deux voies romaines au milieu des ruines de la Table : voies orthogonales matérialisant les axes cardinaux des géomètres, selon les textes anciens. Nous connaissions aussi les travaux de nos mathématiciens au Pérou ou en Finlande pour mesurer la Terre. Ils distinguaient toujours l'observation astronomique pour orienter leurs triangles, de la base mesurée en terrain plat pour déterminer les distances. D'où l'hypothèse qui vint naturellement : puisque ces centurions triangulateurs avaient fait œuvre de géodésie, pourquoi n'auraient-ils pas pris la Table de Jugurtha pour consulter le ciel et la plaine de Barthel pour arpenter la base ?

De plus, cinq bornes seulement avaient été relevées avec précision par Davin. Quid des autres bornes ? On ne s'en était plus préoccupé. Pourtant rien de plus facile de nos jours que de stationner un point géographique. Il suffit de disposer d'un minuscule instrument, le GPS. Rien de plus aisé pour un scientifique que d'établir un modèle mathématique, surtout s'il s'agit d'un carroyage, géométrique par définition. Un premier modèle était donc fait à partir des informations géographiques de Donau. Les contacts étaient évidemment pris avec cet universitaire, contacts sympathiques au demeurant. Une coopération était même proposée.

Des premières recherches étaient alors entreprises autour de la Table de Jugurtha et près d'Ammaedara.

Un rapport de mission [xvi] était aussitôt adressé à cet universitaire pour information et pour avis. La réponse [xvii] en retour fut claire : nous étions de doux illuminés qui voyons dans ce cadastre une orientation solaire, orientation qui plus est, indiquait Carthage dans la ligne du Kardo.

Ce géographe confondait, sans doute, astronomie et astrologie. Le journal Le monde [xviii] publiait alors un article sur nos travaux géographiques, qui ne fut pas du goût de notre confrère.

On repartit donc une nouvelle fois dans le Sud tunisien à la recherche de ces dites bornes à partir de notre modèle mathématique. Celles de Davin qui étaient restées en place furent vite retrouvées. Et pour cause ! . Quant aux autres, ce ne fut guère facile. Les indications des découvreurs étaient souvent très vagues. Davin n'en avait-il pas recherché en vain malgré les informations orales dont il disposait ? Finalement, plusieurs bornes de Donau étaient stationnées. Le modèle mathématique confirmait une origine dans la plaine du Saltus Massipianus , avec un orientement proche de Davin.

Cet angle correspondait, à notre avis, approximativement à un ratio de 7/10, ratio établi sur la prise d'une orientation méridienne [xix] . Elle pouvait expliquer comment les géomètres romains pouvaient conserver leur cap sur de si longues distances. Une première réponse rationnelle était, peut-être, apportée à ce problème resté sans réponse.

On s'adressait donc à des revues scientifiques spécialisées pour faire connaître nos travaux. C'était mal tomber. Le monde universitaire dans ce domaine pointu est très étroit. Notre "papier" arrivait nécessairement entre les mains de notre expert. Non seulement on marchait sur ses plates-bandes, mais les résultats contredisaient ses écrits. La réponse [xx] ne se fit pas attendre. Le comité de revue refusa toute publication, même si d'autres avis favorables étaient émis. C'est la règle : il y a solidarité. Nous étions des adeptes des sciences "pures et dures" dans un monde essentiellement à culture littéraire. Pire encore, l'article étant enterré, on pouvait piller allègrement les idées pour les publier dans une autre revue [xxi] . C'est, paraît-il, d'un usage courant dans ce microcosme, lorsqu'on est à court d'idées et qu'il y a obligation de publier sous peine de non-avancement. Heureusement, ces cas sont peu fréquents et les encouragements d'autres chercheurs relativisent bien les choses.

Bis repetita

Notre recherche scientifique dans ce domaine vivrait-elle en autarcie ? Autant notre équipe était composée d'ingénieur géographe, d'informaticien, d'archéologue amateur, faisait appel à un épigraphiste, un latiniste, autant dans le domaine des sciences humaines, il semblerait qu'on soit le plus souvent seul parmi ses livres. Lors de nos travaux sur le terrain, nos guides étaient tunisiens, nos amis les indigènes, et Dieu sait ce qu'on leur doit. Mais on ne retrouvait pas dans les travaux documentés de notre collègue une telle approche. Pourtant les officiers topographes et nos prédécesseurs nous avaient ouvert la voie. En géographie, il faut aller sur le terrain pour vérifier ses hypothèses ou en ouvrir d'autres.

Les recherches se poursuivaient : d'autres bornes étaient retrouvées [xxii] , notre modèle mathématique était affiné. A partir de ses prédictions, des bornes inédites étaient trouvées, ce qui validait incontestablement notre méthode. Le canevas des géomètres romains se dessinait de plus en plus clairement sur les cartes dressées par les officiers topographes. Mais nos projets d'articles restaient toujours bloqués par notre confrère [xxiii] . Mais nous avions reçu l'appui d'autres autorités plus compétentes. Il allait en faire une affaire personnelle, alors qu'il ne s'agissait que de science.

 

Borne 22

 On retrouvait aussi dans les archives de l'Institut Géographique National une copie des rapports adressés à l'époque par ces officiers au Comité des Travaux Historiques et Scientifiques : copie que le Service Géographique des Armées avait reversé à son digne successeur. Ouvrez ces cartons ! Vous y trouverez des feuillets, parfois de simples cahiers d'écolier, remplis de croquis à la plume, de relevés des ruines qu'ils avaient rencontrées au hasard de leurs opérations, de découvertes archéologiques renseignées d'une belle écriture, faite de pleins et de déliés. Quelle richesse ! Que de merveilleux paysages n'avaient-ils pas vus derrière leur alidade, ces officiers ! Que de bornes reportées sur leur minute ! Une mine d'informations, longtemps inexploitées. On citait les découvertes merveilleuses de ces premiers archéologues. N'étaient-ils pas des exemples à suivre ? La réaction ne se fit pas attendre. Une lettre très officielle demandait à l'Institut le rapatriement d'urgence de ces archives à Aix en Provence. D'une pierre, on faisait deux coups : on coupait une source d'informations à ces archéologues amateurs, on trouvait dans ces archives, matière à publication [xxiv] puisqu'on n'allait pas sur le terrain.

On lui remit, un jour, entre les mains une borne trouvée par hasard non loin de Gabès. N'était-il pas "l'Africaniste spécialiste" de cette centuriation ? Enfin de la matière nouvelle ! Une opportunité pour une communication dans un colloque international. La lecture de cet article [xxv] nous intrigua une fois de plus. L'interprétation de l'épigraphie nous parut discutable. Le modèle tournait et le résultat tombait : les chiffres inscrits sur cette borne devaient correspondre à ses coordonnées romaines et non pas, selon son auteur, à un numéro d'ordre qui ne signifie rien. On le lui fit savoir [xxvi] . Dans une note au bas de page dans un article [xxvii] suivant, notre confrère rectifiait partiellement ses dires, sans citer ses sources, sans référence à nos travaux. Etrange tout de même, qu'un spécialiste mondial de la question puisse ignorer des travaux concurrents ! Cette borne exposée dans le musée de Gafsa put enfin être étudiée. Le problème était tranché : la lecture de l'épigraphie était corrigée et les coordonnées romaines de la borne conformes à sa localisation géographique [xxviii] . Scientifiquement parlant, il était dépassé. Il avait manqué le train de la modernité.

Vers une nouvelle théorie

Une coopération était établie avec un institut tunisien de topographie. Nos relevés devenaient de plus en plus précis [xxix] . On trouvait une orientation de la centuriation proche des 35,5°. La méthode employée par les géomètres romains pouvait alors être mieux esquissée. L'orientation solaire se faisait ici selon un ratio 5/7, proche de 7/10 mais différent [xxx] . La méthode était vérifiée sur d'autres cadastres, d'autres centuriations du monde romain. Elle s'appliquait parfaitement. Les géomètres latins n'utilisaient en fait qu'un principe : l'orientation astronomique. Nos géodésiens modernes ne font-ils pas la même chose ? Ils ont simplement repris les méthodes de leurs prédécesseurs en les améliorant.

Illustration : orientation des cadastres

Pourtant, que d'écrits [xxxi] contraires n'a-t-on pas lu ! Une synthèse cohérente [xxxii]  était ébauchée : toutes les centuriations seraient orientées sur le soleil selon un ratio simple, une fraction de cinq. Les célèbres cadastres de Carthage prenaient alors tout leur sens. Leurs azimuts étaient en rapports simples, à partir d'un observatoire remarquable et mythique, la colline de Byrsa [xxxiii] . On y retrouvait la même symbolique que pour la Table de Jugurtha.

Les recherches se poursuivaient méthodiquement qui conduisaient à une moisson de bornes inédites. Une trentaine de cippes composaient maintenant le catalogue.

Une borne que notre spécialiste croyait perdue était retrouvée (borne 26). Son géomètre précisait qu'il l'avait placée selon la "forma" que l'empereur Nerva Trajan lui avait remis.

 

    Borne 26

Cette carte, que Barthel suggérait, a bien existé même si elle ne nous est pas parvenue. Le grand dessein de ces géomètres devenait maintenant lumineux : ils dressaient une carte d'état-major de cette Africa romaine. Quel plus beau rapprochement pouvait-on trouver entre ces officiers géographes modernes et ces centurions des temps jadis ! Cette borne, remarquable qui plus est, délimitait la frontière entre deux peuples : les Tacapitani à l'est et les Nybgenii à l'ouest. Cette frontière suivait strictement une ligne décumane, portant le numéro 65, sur plusieurs centaines de kilomètres. Cette décumane de pierre [xxxiv] jalonnée de bornes, était sans aucun doute la première "méridienne" [xxxv] mesurée par des géographes. Nos savants de la Révolution qui mesurèrent la méridienne de France pour déterminer le rayon de la Terre et définir l'étalon universel avaient poursuivi avec bonheur l'œuvre de leurs prédécesseurs.

Illustration : carte de la centuriation

Quand le géographe vient en aide à l'historien !

Certaines bornes trouvées par Donau étaient signées du proconsul Caius Vibius Marsus  qui était venu cadastrer la région vers l'an 19 après. J.-C. (Tibère). Aussi lui attribuait-on parfois abusivement la réalisation de cette centuriation. Barthel - mais d'autres aussi- pensait que cette centuriation pouvait être de création augustéenne, mais aucun document venait le certifier. En effet, ces bornes se situaient très loin du point de départ et aucune n'avait été signalée près de cette origine. Il y avait donc un trou important dans le canevas géographique et une durée incertaine dans la chronologie.

Borne 1

La réponse se trouvait, en fait, dans une autre découverte du capitaine Donau. Il avait relevé en 1902 la présence de nombreux milliaires jalonnant une ancienne voie romaine. Cette voie stratégique et fortifiée, construite par le proconsul Lucius Nonius Asprenas vers l'an 14 après J.-C., partait des camps d'hiver de la 3e. légion Auguste pour atteindre la mer à Tacape (Gabès). Toutain [xxxvi] s'était assuré de cette publication. Il connaissait son affaire sur le plan historique, mais il n'était point géographe. Il est regrettable qu'il ne soit pas associé avec le découvreur qui en avait les compétences. Hélas !  En ces temps-là, on pouvait publier pour son propre compte les découvertes des autres, Donau n'étant qu'un auxiliaire de l'archéologie et de l'histoire. Il n'était pas alors coutume d'associer des disciplines complémentaires dans la recherche, la pluridisciplinarité n'étant pas encore à la mode. Dommage, car le rapport de Toutain est incomplet sur le plan géographique : sa carte est imprécise et il ne sait où situer les castra hiberna que Donau [xxxvii] tentera, seul, de retrouver quelques années plus tard. 

 

Mais surtout il ne pouvait pas faire de liaison entre cette voie et ce grand cadastre. Pourtant Donau lui avait remis entre les mains une borne gromatique particulière trouvée parmi un nid de milliaires, au mille 153 d'Asprenas. Toutain n'y avait vu qu'un lotissement local [xxxviii] . Il lui manquait cette culture scientifique que ces officiers géographes avaient.

Borne 6B    

Lors de nos recherches sur le terrain, nous avions relevé ces milliaires d'Asprenas et noté la présence de cette borne gromatique particulière au milieu de ce nid de milliaires. Cette voie - comme de nombreuses autres voies romaines - était ici parfaitement rectiligne. Au débouché du col, elle se dirigeait directement vers El Hamma (Aquae Tacapitanae) après avoir traversé le chott el Fejej. Son azimut était dans un rapport simple avec le carroyage : ¼.

Illustration : bornes du chareb

Les liens géométriques entre voie et cadastre sont bien connus [xxxix] : les voies sont construites très souvent en diagonale dans le carroyage. Comme pour les travaux routiers modernes, les géomètres passent avant les terrassiers - bien que certains [xl] aient écrit le contraire. La centuriation est bien antérieure à la voie d'Asprenas.

On évitera ainsi une vision anachronique dans le déroulement de l'histoire. Les géomètres sont bien partis les premiers des castra hiberna [Haïdra- Ammaedara]pour dresser leur carte d'état major.

Peut-être, faudra-t-il rechercher son initiateur dès l'installation de la 3e légion Auguste à Ammaedara ? Peut-être faudra-t-il retrouver la présence dans cette partie d'Afrique du grand géomètre P. Cornelius Dolabella avant sa victoire sur Tacfarinas ? Il appartient, en tout état de cause, aux historiens d'établir une chronologie qui soit cohérente avec ces grands travaux géographiques. Cette grande centuriation a probablement engendré une carte d'état-major qui se révélera un outil d'aménagement et une arme de guerre redoutable. Cette page d'histoire des sciences géographiques, exceptionnelle mais méconnue, méritait bien une reconnaissance de ces centurions triangulateurs et de ces officiers géographes.

            Toulouse le 9 mars 2002

Lionel R. Decramer, R. Hilton.


[<-] [i] Salluste. Bellum Iugurthinum. XCII –XCVI. Les Belles Lettres.

[<-] [ii] Berthier A, Juillet J., Charlier R. 1949. Le Bellum Jugurthinum de Salluste et le problème de Cirta. RSAC, t. 67.

[<-] [iii] Decramer L.R., Ouasli Ch., Martin A. 1999. A propos de la Table de Jugurtha (selon le carnet de route du Capitaine de Vauvineux). IBLA, t. 62, n° 183.

[<-] [iv] Instructions pour la recherche des Antiquités et les travaux de géographie comparée en Tunisie. 1885. Archives du SGA / IGN. Recherches des Antiquités dans le Nord de l'Afrique. Conseils aux archéologues et aux voyageurs. 1929. Instructions du CTHS.

[<-] [v] Toutain J. 1905 et 1907. Le cadastre de l'Afrique romaine. Etude sur plusieurs inscriptions recueillies par le capitaine Donau dans la Tunisie méridionale. Mém. de la SNAF.

[<-] [vi] Barthel W. 1911. Römische Limitazion in der Provinz Africa. Bonner J.B., t. CXX

[<-] [vii] Toutain J. 1910. Le cadastre de l'Afrique romaine. Mém. de la SNAF et Note d'épigraphie et d'archéologie tunisienne. 1907 BCTH.

[<-] [viii] Davin P. 1930-31. Note sur le cadastre romain du Sud tunisien. Bull. du CTHS et note additive.

[<-] [ix] Legendre M. 1957. Note sur la cadastration romaine de Tunisie. Les cahiers de la Tunisie 87-1.

[<-] [x] Levallois J.-J. 1988. Mesurer la terre. 300ans de géodésie française. AFT.

[<-] [xi] Trystam F. 1994. Terre ! Terre ! .De l'Olympe à la Nasa, une histoire des géographes et de la géographie. Ed. JCLattès.

[<-] [xii] Trousset P. 1978. Les bornes du Bled Segui. Nouveaux aperçus sur la centuriation du Sud tunisien. Ant. Afr., t. 12

[<-] [xiii] Les dossiers d'Archéologie. 1995. La Tunisie, carrefour du monde antique. N° 200.

[<-] [xiv] Decramer L.1996. L'énigme du castellum de Salluste dans la Guerre de Jugurtha. L'information Historique, n° 58.

[<-] [xv] voir la carte de Kalaat es Senam au 1/ 50 K.

[<-] [xvi] La grande centuriation tunisienne. Rapport de mission juin 1995.

[<-] [xvii] Recherches d'Antiquités Africaines. 1995. Note du rapporteur du 18 déc. 1995.

[<-] [xviii] Morin H. 1995. Les satellites révèlent le savoir-faire des géomètres romains. Rubrique Sciences du 22 nov. 1995.

[<-] [xix] ce qui correspond à prendre un cap de 35° par rapport au sud (tg 35°= 7/10).

[<-] [xx] [<-] [xx] Revue d'Archéométrie. 1997. Note du rapporteur du 10 oct. 1997.

[<-] [xxi] Trousset P. 1997. Les centuriations de Tunisie et l'orientation solaire. Ant. Afr., t. 33.

[<-] [xxii] Decramer L., Hilton R. 1996. Le problème de la grande centuriation de l'Africa Nova. Esquisse d'une solution. Cahiers de la Tunisie, t. XLIV, n° 174.

[<-] [xxiii] Revue d'Archéométrie. Note du rapporteur du 10 juin 1997: " J'ai déjà mis en garde d'autres revues contre l'acharnement de l'auteur à vouloir publier ses fantasmes". On ne pourrait être plus clair.

[<-] [xxiv] Trousset P. 1998. Voyageurs et militaires à la découverte archéologique du Sud tunisien (1850- 1914). L'Africa romana XIII.

[<-] [xxv] Trousset P. 1997. Un nouveau document sur la limitatio de C. Vibius Marsus. Roman Frontier Studies.

[<-] [xxvi] Decramer L., Hilton R. 1998. Nouvelles recherches sur la centuriation de l'Africa Nova. Cahiers de Métrologie, t. 16.

[<-] [xxvii] Trousset P. 1999. Les centuriations de Tunisie et l'orientation solaire. Ant. Afr., t. 33.

[<-] [xxviii] Decramer L.R, Etcheto P., Hilton R., Plas A. 1998. Quand les Romains mesuraient l'Afrique. Archéologia, n° 347.

[<-] [xxix] Decramer L., Etcheto P. 1999. les centurions triangulateurs de la 3e. légion Auguste. XYZ, n° 78.

[<-] [xxx] Ces deux ratios sont les premières approximations de Ö2/2, selon la méthode de Héron d'Alexandrie.

Decramer L.R., Elhaj R., Hilton R. 2001. Approche géométrique des cadastres romains. Les nouvelles bornes du Bled Segui. Histoire et Mesure. A paraître.

[<-] [xxxi] Le Gall J. 1975. Les romains et l'orientation solaire. MEFRA 87-1.

[<-] [xxxii] Decramer L.R., Hilton R., Plas A. Centuriations et orientation solaire. Les bornes gromatiques de Tunisie. A paraître.

[<-] [xxxiii] L'azimut de la Colonia Iunonia est de 5/9 (29,05°) et celui de la Carthage romaine de 5/3 (59,04°). Il n'était pas nécessaire de déplacer des ingénieurs-topographes du CNRS comme le fit notre confrère (cf. note 31 dans les centuriations de Tunisie et l'orientation solaire), pour noter le lever du soleil au solstice d'été depuis Byrsa. Il suffisait de consulter un simple atlas de géographie et de faire un petit calcul.

[<-] [xxxiv] Decramer L. 2000. La décumane de pierre. Cnesquisepasse, n° 103.

[<-] [xxxv] La longueur de la célèbre méridienne d'Alexandrie a été estimée par Erathostène à partir d'un temps de voyage des caravanes. Ici, il s'agit bien de mesures de géodésie géométrique.

[<-] [xxxvi] Toutain J. 1903. Les nouveaux milliaires de la route de Capsa à Tacape découverts par M. le capitaine Donau. Mém. de la SNAF, t. 4.

[<-] [xxxvii] Il faudra attendre 1905 pour que Donau soit élu correspondant de la Société et puisse s'exprimer directement. Il publiera en 1907 dans La voie romaine de Theveste à Thelepte, les milliaires qu'il relèvera sur cette voie impériale.

[<-] [xxxviii] Toutain J. 1907. Le cadastre de l'Afrique romaine, étude sur plusieurs inscriptions recueillies parle capitaine Donau dans la Tunisie méridionale. Mém de l'Acad. des I.B.L., t. 12.

[<-] [xxxix] Perez  A. 1995. Les cadastres antiques de la cité de Béziers. Systèmes inédits et problèmes de chronologie. RAN, t.23.

[<-] [xl] Trousset P. 1981. L'idée de frontière au Sahara et les données archéologiques. Enjeux sahariens. CRESM