La
grande carte de l'Afrique romaine. Genèse
d'une découverte.
Le temps des officiers géographes.
Lorsqu'en 1895, le capitaine de Vauvineux, au cours
d'un de ses périples dans les confins algéro-tunisien, gravit
une grande "mésa", il ne se doutait pas qu'il allait
vers une découverte inattendue. Cet officier, géodésien de formation,
avait été envoyé par le Service Géographique des Armées pour une
mission précise : compléter la triangulation de la Tunisie et
la raccorder avec la triangulation d'Algérie déjà bien avancée.
Il était, en effet, de la plus haute importance pour le gouvernement
français de disposer de cartes d'état-major sûres afin d'administrer
ce protectorat.
Parti d'Haïdra, l'ancienne Ammaedara des Romains dans
l'Ouest tunisien, de Vauvineux avait choisi parmi les sommets
qu'il fallait viser, une montagne tabulaire remarquable de très
loin. C'était bien tomber ! Il s'adressait juste à la plus formidable
citadelle naturelle de toute la région ; les indigènes l'appelaient
:
"La Table de Jugurtha".
Pourquoi une découverte exceptionnelle ? Il venait de mettre
la main sur la forteresse d'un ancien roi numide, Jugurtha, que
le consul Marius avait longuement assiégée avant de l'enlever
par le plus grand des hasards. Cet épisode de la guerre de Jugurtha,
rapporté par le chroniqueur latin Salluste [i] , allait corriger l'une des plus grandes erreurs
de l'histoire de l'Afrique du Nord
[ii] . Non seulement de Vauvineux [iii] révélait dans son rapport aux
autorités archéologiques - qui n'en tinrent pas compte - la présence
de ce site historique décisif, mais il exécutait, sans s'en douter,
par ses visées les mêmes opérations qu'un autre géomètre, dix-neuf
siècles auparavant, avait déjà accomplies.
Ce géomètre - dont le nom ne nous est pas parvenu - appartenait
à la 3e légion Auguste qui était stationnée justement à Ammaedara,
au pied de cette Table de Jugurtha. Il avait choisi, en
effet, cet observatoire incomparable pour point de départ d'un
arpentage qui allait le conduire jusqu'au fond de la petite Syrte
(golfe de Gabès). Mais quel observatoire ! Quelle montagne plus
symbolique n'avait-il pas choisie ? Ce fameux castellum
où Marius était venu s'illustrer. Sa mission : établir une carte
de l'Africa Nova, une forma disait-on à l'époque,
pour les besoins de l'empire. Le rapprochement entre ces deux
géodésiens, à travers le temps, sur cette fabuleuse montagne ne
pouvait être plus symbolique. Une fois ses visées faites, le capitaine
de Vauvineux repartit vers le Sud tunisien.
En cartographie, derrière les géodésiens viennent les topographes.
Il faut remplir les triangles vides du canevas principal par des
levers détaillés. Aussi le Service Géographique des Armées avait-il
détaché, dans ce Sud tunisien, des brigades de topographes pour
fouiller minutieusement ces régions quasi désertiques. Fouiller
est sans doute le terme qui convient. Car en sus de leurs travaux
habituels de topographie, ces officiers avaient été réquisitionnés
par le Comité des Travaux Historiques et Scientifiques
[iv] afin de dresser un bilan exhaustif des richesses
archéologiques du pays. C'est ainsi qu'ils tombèrent en 1904 sur
des pierres dressées et taillées, sur lesquelles étaient écrites
deux lignes de texte, comme par exemple : DD LXXXXI / VK CCXXXV.
Leur chef du cercle de Kebili, le capitaine Donau ne tarda pas
à en connaître la signification. Cette borne, puisqu'il s'agissait
d'une borne gromatique, se situait exactement à quatre-vingt onze
centuries à droite d'un axe géographique appelé décumanus (Dextra
Decumani), et à deux cent trente cinq centuries d'un autre
axe perpendiculaire appelé kardo (Ultra Kardinem). Sachant
que la centurie vaut environ sept cent cinq mètres, cette borne
géodésique se trouvait donc à deux cent dix kilomètres d'une origine
inconnue. Fort intrigué par cette découverte, le capitaine Donau
partit avec l'aide de ses officiers et de ses guides indigènes
à la recherche de pierres identiques. Il en découvrit environ
une vingtaine près des grands Chotts, et il en informa le Comité.
Un cadastre incertain.
Toutain, un membre de ce Comité, publia alors les découvertes
de Donau [v] . C'était un homme
très érudit, mais point géographe. Il estimait que l'origine de
cet immense carroyage romain ou centuriation se situait quelque
part, selon lui, en plein milieu du désert algérien. L'interprétation
de Toutain n'était pas pour plaire à l'école allemande de géographie.
Leur spécialiste, Barthel
[vi] reprit donc les calculs et le contexte historique
pour trouver que cette origine se situait non loin du camp de
la 3e légion romaine, au milieu d'une plaine au nord de la ville
de Thala. A la lecture de ces conclusions, Toutain rejeta catégoriquement
la démonstration de Barthel qui s'appuyait sur une borne exceptionnelle
située à gauche (Sinistra Decumani) et non plus à droite
du décumanus. Cette borne levait l'ambiguïté sur l'orientation
des axes que Toutain avait pris arbitrairement à partir d'une
interprétation erronée des textes anciens. La polémique entre
les deux experts s'envenima
[vii] .
Aussi en 1930, le géographe Davin
[viii] décida-t-il d'aller mesurer quelques bornes,
non plus au pas de son cheval comme l'avait fait le capitaine
Donau, mais au moyen d'un théodolite. Il en retrouva cinq. Il
confirma le bien fondé de la thèse de Barthel avec une nuance
: son origine ne se trouvait plus en plaine, mais sur le sommet
d'une montage proche, le Bou el Hanèche.
Il estimait à 35,1° l'azimut du kardo, mais sans en comprendre
la raison. "Exit" donc, la thèse de Toutain sur l'orientation
des axes ! Mais comment diable, ces géomètres latins faisaient-ils
pour s'orienter sur de si longues distances ?
L'ingénieur Legendre
[ix] reprit donc en 1957 les calculs de Davin. Il
confirma une origine probable près du sommet du Bou el Hanèche,
mais il constatait qu'il n'y a rien de particulier sur cette montagne
sinon un marabout. Il rechercha une réponse à cette orientation
en examinant si celle-ci coïncidait avec des points astronomiques
remarquables, sans pouvoir conclure. Les recherches en restèrent
là.
L'essentiel sur le plan géographique, historique et gromatique
avait été dit par Barthel qui estimait par ailleurs, que cet immense
plan cadastral matérialisé par des bornes, devait faire partie
d'une vaste carte couvrant toute cette Afrique romaine. Cette
vision d'ensemble était bien dans l'esprit de l'école allemande,
héritière d'un Ritter ou d'un Humboldt. A contrario, l'école française
[x] qui s'était illustrée par ses Picard, ses Cassini
et autres grands savants tels que La Contamine ou Maupertuis s'était
depuis détachée insensiblement des domaines scientifiques pour
se raccrocher aux branches littéraires. La géographie universitaire
française prit alors la fâcheuse tendance à s'enfermer dans son
monde universitaire [xi] . Les études de géographie formaient
de plus en plus souvent des professeurs de géographie, destinés
à enseigner la géographie à de futurs professeurs de géographie.
Rien de tel pour stériliser une science. D'autant qu'en France,
cette matière n'a été longtemps que la parente pauvre de l'histoire,
et la géographie historique le domaine exclusif des historiens.
Une méthode et … des pratiques
Pourtant ce monument géographique, exceptionnel par son étendue
et par le nombre de ses témoins géodésiques, méritait bien une
thèse. C'est ce que fit un universitaire d'Aix en Provence [xii] en 1978. Sa synthèse des travaux antérieurs
était complète, il n'y manquait aucune référence bibliographique.
Mais on ne percevait nulle trace de recherche originale : simplement
que les géomètres romains avaient choisi de regarder du côté de
la petite Syrte pour orienter leur decumanus maximus ou
qu'en "modifiant un peu les paramètres" de Davin, on
pouvait retrouver le locus gromae, l'origine du cadastre,
dans la plaine de Barthel. De telles imprécisions et de telles
approximations après les calculs serrés de Davin et Legendre ne
pouvaient guère éclairer la question. On était en pleine littérature.
Un article de cet universitaire dans une revue archéologique [xiii] nous intrigua au plus haut
point. Pourquoi les géodésiens romains avaient-ils choisi le Bou
el Hanèche plutôt que la "Table de Jugurtha", cet observatoire
tout proche ? Nous connaissions dans ses moindres détails topographiques
cette montagne tabulaire et son histoire
[xiv] . Nous avions visité Ammaedara, le camp
de base des légionnaires en charge des levers géodésiques. Nous
avions remarqué sur les minutes de la carte du capitaine Désiré [xv] , cet officier
chargé de dresser la carte de la région, ces deux voies romaines
au milieu des ruines de la Table : voies orthogonales matérialisant
les axes cardinaux des géomètres, selon les textes anciens. Nous
connaissions aussi les travaux de nos mathématiciens au Pérou
ou en Finlande pour mesurer la Terre. Ils distinguaient toujours
l'observation astronomique pour orienter leurs triangles, de la
base mesurée en terrain plat pour déterminer les distances. D'où
l'hypothèse qui vint naturellement : puisque ces centurions triangulateurs
avaient fait œuvre de géodésie, pourquoi n'auraient-ils pas pris
la Table de Jugurtha pour consulter le ciel et la plaine de Barthel
pour arpenter la base ?
De plus, cinq bornes seulement avaient été relevées avec précision
par Davin. Quid des autres bornes ? On ne s'en était plus préoccupé.
Pourtant rien de plus facile de nos jours que de stationner un
point géographique. Il suffit de disposer d'un minuscule instrument,
le GPS. Rien de plus aisé pour un scientifique que d'établir un
modèle mathématique, surtout s'il s'agit d'un carroyage, géométrique
par définition. Un premier modèle était donc fait à partir des
informations géographiques de Donau. Les contacts étaient évidemment
pris avec cet universitaire, contacts sympathiques au demeurant.
Une coopération était même proposée.
Des premières recherches étaient alors entreprises autour de
la Table de Jugurtha et près d'Ammaedara.
Un rapport de mission [xvi] était aussitôt
adressé à cet universitaire pour information et pour avis. La
réponse [xvii]
en retour fut claire : nous étions de doux illuminés
qui voyons dans ce cadastre une orientation solaire, orientation
qui plus est, indiquait Carthage dans la ligne du Kardo.
Ce géographe confondait, sans doute, astronomie et astrologie.
Le journal Le monde
[xviii] publiait alors un article sur nos travaux
géographiques, qui ne fut pas du goût de notre confrère.
On repartit donc une nouvelle fois dans le Sud tunisien à la
recherche de ces dites bornes à partir de notre modèle mathématique.
Celles de Davin qui étaient restées en place furent vite retrouvées.
Et pour cause ! . Quant aux autres, ce ne fut guère facile. Les
indications des découvreurs étaient souvent très vagues. Davin
n'en avait-il pas recherché en vain malgré les informations orales
dont il disposait ? Finalement, plusieurs bornes de Donau étaient
stationnées. Le modèle mathématique confirmait une origine dans
la plaine du Saltus Massipianus , avec un orientement
proche de Davin.
Cet angle correspondait, à notre avis, approximativement à un
ratio de 7/10, ratio établi sur la prise d'une orientation méridienne [xix] . Elle pouvait expliquer comment
les géomètres romains pouvaient conserver leur cap sur de si longues
distances. Une première réponse rationnelle était, peut-être,
apportée à ce problème resté sans réponse.
On s'adressait donc à des revues scientifiques spécialisées pour
faire connaître nos travaux. C'était mal tomber. Le monde universitaire
dans ce domaine pointu est très étroit. Notre "papier"
arrivait nécessairement entre les mains de notre expert. Non seulement
on marchait sur ses plates-bandes, mais les résultats contredisaient
ses écrits. La réponse [xx] ne se fit pas attendre. Le comité
de revue refusa toute publication, même si d'autres avis favorables
étaient émis. C'est la règle : il y a solidarité. Nous étions
des adeptes des sciences "pures et dures" dans un monde
essentiellement à culture littéraire. Pire encore, l'article étant
enterré, on pouvait piller allègrement les idées pour les publier
dans une autre revue
[xxi] . C'est, paraît-il, d'un usage courant dans ce
microcosme, lorsqu'on est à court d'idées et qu'il y a obligation
de publier sous peine de non-avancement. Heureusement, ces cas
sont peu fréquents et les encouragements d'autres chercheurs relativisent
bien les choses.
Bis repetita
Notre recherche scientifique dans ce domaine vivrait-elle en
autarcie ? Autant notre équipe était composée d'ingénieur géographe,
d'informaticien, d'archéologue amateur, faisait appel à un épigraphiste,
un latiniste, autant dans le domaine des sciences humaines, il
semblerait qu'on soit le plus souvent seul parmi ses livres. Lors
de nos travaux sur le terrain, nos guides étaient tunisiens, nos
amis les indigènes, et Dieu sait ce qu'on leur doit. Mais on ne
retrouvait pas dans les travaux documentés de notre collègue une
telle approche. Pourtant les officiers topographes et nos prédécesseurs
nous avaient ouvert la voie. En géographie, il faut aller sur
le terrain pour vérifier ses hypothèses ou en ouvrir d'autres.
Les recherches se poursuivaient : d'autres
bornes étaient retrouvées [xxii] , notre modèle mathématique était affiné.
A partir de ses prédictions, des bornes inédites étaient
trouvées, ce qui validait incontestablement notre méthode.
Le canevas des géomètres romains se dessinait de plus en
plus clairement sur les cartes dressées par les officiers
topographes. Mais nos projets d'articles restaient toujours
bloqués par notre confrère
[xxiii] . Mais nous avions reçu l'appui d'autres
autorités plus compétentes. Il allait en faire une affaire
personnelle, alors qu'il ne s'agissait que de science.
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Borne
22
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On retrouvait aussi dans les archives de l'Institut Géographique
National une copie des rapports adressés à l'époque par ces officiers
au Comité des Travaux Historiques et Scientifiques : copie que
le Service Géographique des Armées avait reversé à son digne successeur.
Ouvrez ces cartons ! Vous y trouverez des feuillets, parfois de
simples cahiers d'écolier, remplis de croquis à la plume, de relevés
des ruines qu'ils avaient rencontrées au hasard de leurs opérations,
de découvertes archéologiques renseignées d'une belle écriture,
faite de pleins et de déliés. Quelle richesse ! Que de merveilleux
paysages n'avaient-ils pas vus derrière leur alidade, ces officiers
! Que de bornes reportées sur leur minute ! Une mine d'informations,
longtemps inexploitées. On citait les découvertes merveilleuses
de ces premiers archéologues. N'étaient-ils pas des exemples à
suivre ? La réaction ne se fit pas attendre. Une lettre très officielle
demandait à l'Institut le rapatriement d'urgence de ces archives
à Aix en Provence. D'une pierre, on faisait deux coups : on coupait
une source d'informations à ces archéologues amateurs, on trouvait
dans ces archives, matière à publication [xxiv] puisqu'on n'allait
pas sur le terrain.
On lui remit, un jour, entre les mains une borne trouvée par
hasard non loin de Gabès. N'était-il pas "l'Africaniste spécialiste"
de cette centuriation ? Enfin de la matière nouvelle ! Une opportunité
pour une communication dans un colloque international. La lecture
de cet article [xxv] nous intrigua
une fois de plus. L'interprétation de l'épigraphie nous parut
discutable. Le modèle tournait et le résultat tombait : les chiffres
inscrits sur cette borne devaient correspondre à ses coordonnées
romaines et non pas, selon son auteur, à un numéro d'ordre qui
ne signifie rien. On le lui fit savoir
[xxvi] . Dans une note au bas de page dans un article [xxvii] suivant, notre
confrère rectifiait partiellement ses dires, sans citer ses sources,
sans référence à nos travaux. Etrange tout de même, qu'un spécialiste
mondial de la question puisse ignorer des travaux concurrents
! Cette borne exposée dans le musée de Gafsa put enfin être étudiée.
Le problème était tranché : la lecture de l'épigraphie était corrigée
et les coordonnées romaines de la borne conformes à sa localisation
géographique
[xxviii] . Scientifiquement parlant, il était dépassé.
Il avait manqué le train de la modernité.
Vers une nouvelle
théorie
Une coopération était établie avec un institut
tunisien de topographie. Nos relevés devenaient de plus en plus
précis [xxix] . On trouvait une orientation de la centuriation
proche des 35,5°. La méthode employée par les géomètres romains
pouvait alors être mieux esquissée. L'orientation solaire se faisait
ici selon un ratio 5/7, proche de 7/10 mais différent [xxx] . La méthode était vérifiée sur d'autres cadastres,
d'autres centuriations du monde romain. Elle s'appliquait parfaitement.
Les géomètres latins n'utilisaient en fait qu'un principe : l'orientation
astronomique. Nos géodésiens modernes ne font-ils pas la même
chose ? Ils ont simplement repris les méthodes de leurs prédécesseurs
en les améliorant.
Illustration
: orientation des cadastres
Pourtant, que d'écrits [xxxi] contraires
n'a-t-on pas lu ! Une synthèse cohérente
[xxxii] était ébauchée : toutes les centuriations
seraient orientées sur le soleil selon un ratio simple, une fraction
de cinq. Les célèbres cadastres de Carthage prenaient alors tout
leur sens. Leurs azimuts étaient en rapports simples, à partir
d'un observatoire remarquable et mythique, la colline de Byrsa [xxxiii] . On y retrouvait
la même symbolique que pour la Table de Jugurtha.
Les recherches se poursuivaient méthodiquement
qui conduisaient à une moisson de bornes inédites. Une trentaine
de cippes composaient maintenant le catalogue.
Une borne que notre spécialiste croyait
perdue était retrouvée (borne 26). Son géomètre précisait
qu'il l'avait placée selon la "forma" que
l'empereur Nerva Trajan lui avait remis.
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Borne 26 |
Cette carte, que Barthel suggérait, a bien existé même si elle
ne nous est pas parvenue. Le grand dessein de ces géomètres devenait
maintenant lumineux : ils dressaient une carte d'état-major de
cette Africa romaine. Quel plus beau rapprochement pouvait-on
trouver entre ces officiers géographes modernes et ces centurions
des temps jadis ! Cette borne, remarquable qui plus est, délimitait
la frontière entre deux peuples : les Tacapitani à l'est
et les Nybgenii à l'ouest. Cette frontière suivait strictement
une ligne décumane, portant le numéro 65, sur plusieurs centaines
de kilomètres. Cette décumane de pierre [xxxiv] jalonnée de
bornes, était sans aucun doute la première "méridienne"
[xxxv] mesurée par des géographes. Nos savants de
la Révolution qui mesurèrent la méridienne de France pour déterminer
le rayon de la Terre et définir l'étalon universel avaient poursuivi
avec bonheur l'œuvre de leurs prédécesseurs.
Illustration
: carte de la centuriation
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Certaines bornes trouvées par Donau étaient
signées du proconsul Caius Vibius Marsus qui était venu
cadastrer la région vers l'an 19 après. J.-C. (Tibère).
Aussi lui attribuait-on parfois abusivement la réalisation
de cette centuriation. Barthel - mais d'autres aussi- pensait
que cette centuriation pouvait être de création augustéenne,
mais aucun document venait le certifier. En effet, ces bornes
se situaient très loin du point de départ et aucune n'avait
été signalée près de cette origine. Il y avait donc un trou
important dans le canevas géographique et une durée incertaine
dans la chronologie.
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Borne
1
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La réponse se trouvait, en fait, dans une autre découverte du
capitaine Donau. Il avait relevé en 1902 la présence de nombreux
milliaires jalonnant une ancienne voie romaine. Cette voie stratégique
et fortifiée, construite par le proconsul Lucius Nonius Asprenas
vers l'an 14 après J.-C., partait des camps d'hiver de la 3e.
légion Auguste pour atteindre la mer à Tacape (Gabès).
Toutain [xxxvi]
s'était assuré de cette publication. Il connaissait
son affaire sur le plan historique, mais il n'était point géographe.
Il est regrettable qu'il ne soit pas associé avec le découvreur
qui en avait les compétences. Hélas ! En ces temps-là, on pouvait
publier pour son propre compte les découvertes des autres, Donau
n'étant qu'un auxiliaire de l'archéologie et de l'histoire. Il
n'était pas alors coutume d'associer des disciplines complémentaires
dans la recherche, la pluridisciplinarité n'étant pas encore à
la mode. Dommage, car le rapport de Toutain est incomplet sur
le plan géographique : sa carte est imprécise et il ne sait où
situer les castra hiberna que Donau
[xxxvii] tentera, seul, de retrouver quelques années
plus tard.
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Mais surtout il ne pouvait pas faire de
liaison entre cette voie et ce grand cadastre. Pourtant
Donau lui avait remis entre les mains une borne gromatique
particulière trouvée parmi un nid de milliaires, au mille
153 d'Asprenas. Toutain n'y avait vu qu'un lotissement local
[xxxviii] . Il lui manquait cette culture scientifique
que ces officiers géographes avaient.
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Borne 6B |
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Lors de nos recherches sur le terrain, nous avions
relevé ces milliaires d'Asprenas et noté la présence de cette
borne gromatique particulière au milieu de ce nid de milliaires.
Cette voie - comme de nombreuses autres voies romaines - était
ici parfaitement rectiligne. Au débouché du col, elle se dirigeait
directement vers El Hamma (Aquae Tacapitanae) après avoir
traversé le chott el Fejej. Son azimut était dans un rapport simple
avec le carroyage : ¼.
Illustration
: bornes du chareb
Les liens géométriques entre voie et cadastre
sont bien connus
[xxxix] : les voies sont construites très souvent
en diagonale dans le carroyage. Comme pour les travaux routiers
modernes, les géomètres passent avant les terrassiers - bien que
certains [xl] aient écrit le contraire. La
centuriation est bien antérieure à la voie d'Asprenas.
On évitera ainsi une vision anachronique dans le déroulement
de l'histoire. Les géomètres sont bien partis les premiers des
castra hiberna [Haïdra- Ammaedara]pour dresser leur carte
d'état major.
Peut-être, faudra-t-il rechercher son initiateur dès l'installation
de la 3e légion Auguste à Ammaedara ? Peut-être
faudra-t-il retrouver la présence dans cette partie d'Afrique
du grand géomètre P. Cornelius Dolabella avant sa victoire
sur Tacfarinas ? Il appartient, en tout état de cause, aux historiens
d'établir une chronologie qui soit cohérente avec ces grands travaux
géographiques. Cette grande centuriation a probablement engendré
une carte d'état-major qui se révélera un outil d'aménagement
et une arme de guerre redoutable. Cette page d'histoire des sciences
géographiques, exceptionnelle mais méconnue, méritait bien une
reconnaissance de ces centurions triangulateurs et de ces officiers
géographes.
Toulouse le
9 mars 2002
Lionel R. Decramer, R. Hilton.