Les cadastres d'Orange


 
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La première carte de France

Lionel R. DECRAMER et Luc LAPIERRE

Résumé.

Les plus belles et les plus grandes cartes romaines que l'on connaisse ont été retrouvées à Orange. Ces plans cadastraux, gravés dans le marbre à l'échelle d'environ 1/6000 e, ont suscité essentiellement l'intérêt des spécialistes des Antiquités. A l'exception d'un seul cadastre dont l'assise était à peu près connue, les deux autres n'avaient pas trouvé de localisation satisfaisante. Il a été possible de restituer leurs assiettes grâce à une méthode mise au point sur les centuriations romaines de Tunisie. Pour ce faire, les géomètres romains orientaient leurs axes fondamentaux sur le méridien selon un azimut prédéterminé par leur équerre. En s'appuyant sur les éléments topographiques figurant sur ces cartes, il a été possible de reconnaître ces trois plans. Chacun couvre de façon optimisée un territoire donné, à savoir : la vallée du Rhône depuis Orange jusqu'à Montélimar pour le plan B, la plaine du Comtat Venaissin pour le C et la plaine de Nîmes de part et d'autre du fleuve pour le plan A. Fait surprenant mais remarquable, ces trois cartes sont liées entre elles par un système de triangulation originel de 1er ordre. Cette mise en place sur le terrain a permis de restituer la paléo hydrographie du fleuve et de confirmer/retrouver le tracé de grandes voies romaines, dont le réseau s'appuie indéniablement sur la grille cadastrale. Ces documents géographiques uniques qui font partie de notre patrimoine national mériteraient une plus grande place dans l'histoire des sciences géographiques.

Mots clés
Cadastre romain, Orange, carte antique, voie romaine, géométrie, triangulation.

 A votre avis, où peut-on voir la plus grande carte au monde? A la bibliothèque du Congrès de Washington? Au British Museum? Précision : cette carte a près de 2000 ans. Sans doute, se trouverait-elle dans la bibliothèque du Vatican ou dans les réserves de la Bibliothèque Nationale. Et bien, non ! Vous pourrez l'admirer dans le très modeste musée municipal d'Orange. Cette carte géante gravée dans le marbre sur ordre de l'empereur Vespasien couvrait trois murs du Tabularium de la cité d'Arausio. Le plus grand ne faisait pas moins de 7,56 m de large sur 5,90 m de haut.

Découvertes à épisodes

L'histoire de la découverte de ces "marbres d'Orange" n'est pas banale. Elle commence en 1856 par un premier fragment trouvé dans le théâtre antique. A. Tonnellé, lors de sa visite en 1858, nous rapporte incidemment dans son journal de voyage: "le petit jardin du gardien étend son humble bande verte ; des figues sèchent à côté des fragments de marbres rangés. Il vit dans un monde tout antique et appelle familièrement les Romains « ces Messieurs »". C'était de mode, à cette époque, de posséder chez soi des antiquités. Aussi d'autres fragments circulent sous le manteau, certains sont maintenant perdus. Heureusement pour nous, des érudits les avaient déchiffrés et publiés. D'autres découvertes fortuites se succèdent jusqu'au moment où, en 1949 lors des travaux de terrassement d'une chambre forte d'une banque, les archéologues tombent sur un nid de marbres. Etudiés par le chanoine J. Sautel, le Directeur de la Circonscription des Antiquités Historiques, ils seront publiés par l'historien André Piganiol1 dans un ouvrage monumental qui fera date. Les recherches s'arrêteront à la mort de Sautel en 1955 et, à ce jour, aucune découverte significative ne viendra enrichir ce patrimoine.

Comment se présentaient ces cadastres ?

Les Romains, qui avaient hérité des sciences grecques, avaient une vision très rationnelle de la Terre. Pour établir un cadastre, les géomètres choisissaient deux axes fondamentaux : le decumanus maximus et le cardo maximus qu'ils orientaient convenablement par rapport au soleil en un point d'origine, le "templum" où ils plantaient leur alidade, la groma. Puis ils traçaient sur le terrain une trame régulière dont la maille était généralement un carré d'une centurie de côté (1 centurie = ~707,5 m). On retrouve sur les murs d'Orange cette grille régulière (fig. 1) sur laquelle figurent les coordonnées de la centurie, les superficies cultivées ou non, la rente à payer et parfois le nom de l'adjudicataire. Ces coordonnées sont essentielles : elles ont permis aux archéologues d'assembler les fragments de cet immense puzzle et permettront aux géographes de retrouver l'assiette de ces cartes. Le principe de numérotation est bien connu. La parcelle est repérée dans les quatre quadrants: DD (à droite du décumanus), SD (à gauche du décumanus), CK (en deçà du cardo) et VK (au-delà du cardo). Par exemple, sur le fragment 196 B, figure une voie romaine qui franchit une rivière. On lit: DD XIX, CKI (fig. 3), c'est à dire que cette centurie se trouve à 19 centuries (13440 m) à droite du décumanus et qu'elle est la première en deçà du cardo. Le cardo maximus qui borde cette parcelle est représentée par une large bande.

Des cartes étonnantes...

Parmi ces centaines de fragments, Piganiol avec ses collaborateurs a reconnu trois plans qu'il avait appelés par commodité A, B et C, avec trois origines bien distinctes. Celles-ci sont fondamentales, car il semble possible pour la première fois d'identifier in situ l'emplacement de ces "observatoires solaires" évoqués par les textes anciens. En effet, on ne sait jamais reconnaître le decumanus ou le cardo maximus dans les lignes orthogonales des centuriations observées sur le terrain. Pour cela, il faudrait retrouver des bornes cadastrales écrites, comme en Tunisie2 par exemple. Mais ici, ses bornes sont fort éloignées du point de départ, près de 200 km, ce qui entraîne une certaine imprécision dans la localisation de son observatoire. Lors de leurs levés, les géomètres notaient les éléments topographiques significatifs qu'ils reportaient en fond de carte sur le plan. C'est ainsi qu'apparaissent sur les marbres d'Orange le Rhône, des rivières, des îles, voire des voies romaines, mais malheureusement aucun nom de cités. Ces éléments topographiques sont aussi essentiels, car ils permettront de localiser ces cartes et nous donneront un aperçu bien daté de l'archéo-hydrographie de cette partie du Rhône.

le cadastre B affiché au musée d'Orange

Figure 1 : le cadastre B affiché au musée d'Orange. On distingue le carroyage et son origine (croix soulignée en bleu).)

...encore énigmatiques

Ces documents cadastraux avaient été jugés d'une richesse épigraphique, historique et géographique exceptionnelle. Il importait donc de les reconnaître sur le terrain. Ce que fit Piganiol à l'aide de cartes, de photos aériennes et de prospections. Le cadastre B, le plus complet était vite repéré. Le carroyage romain couvrait une large partie de la vallée du Rhône depuis Montélimar jusqu'à Orange, avec une grille orientée à 5,5 grades et une origine située près de Lapalud. Une grande plaque du plan C avec les boucles d'un fleuve et ses îles, les insulae Furianae, avait pu être reconstituée. Piganiol pensait reconnaître l'île de la Piboulette en face de Caderousse et il installait, sans certitude, son cadastre dans la vallée de l'Ouvèze (fig. 2). Il disposait quant au troisième plan de peu d'éléments topographiques, à l'exception d'un îlot près de la groma qu'il place arbitrairement sur les bords de l'Aigue du côté de Buisson (fig. 2). Il n'en fallait pas plus pour ouvrir la voie à de nouvelles recherches avec différentes thèses qui entraîneront de vives controverses.

Des solutions provisoires

Oswald Dilke, l'historien britannique, souligne qu'on ne sait rien de la centuriation initiale qui nécessita une révision par Vespasien. Si des fouilles de sauvetage ont permis de confirmer l'assise du plan B, on s'interroge toujours sur l'emplacement des deux autres. Pourtant les hypothèses évoquées ont été nombreuses. Le cadastre C naviguait entre Valence et les marécages de la Camargue pour se retrouver finalement quelque part dans la vallée de l'Ouvèze, tandis que le cadastre A était situé tantôt dans la vallée de l'Aigue, tantôt près de Châteaurenard pour aboutir dans la vallée de la Robine Pourrie. Leur découvreur a plaidé dans cette revue pour un "renouveau de l'arpentage antique3" . Le salut de ces pratiques géométriques passait, selon lui, par la traduction du corpus des agrimensores4 , ces textes gromatiques compilés au Ve et VIe siècle et il se gardait des "approches mathématiques et géométriques jugées dogmatiques". On aurait souhaité, au contraire, puisqu'il disposait d'une tribune auprès de spécialistes en sciences géographiques, qu'il fasse appel à leurs compétences. Car étrangement, les ingénieurs-géographes ne s'étaient pas encore intéressés à ces cartes d'Orange. Tout juste étaient-elles citées, pour ne rien oublier, dans quelques manuels de cartographie 5.

Localisation des cadastres selon Piganiol

Figure 2 : Localisation des cadastres selon Piganiol (1962).

Où il est question de méthodes !

Nous avons vu que les Romains avaient une vision très rationnelle de la Terre et qu'ils orientaient leurs axes principaux sur le méridien. Que nous disent les manuels modernes d'arpentage romain? Le texte fondamental d'Hygin l'Arpenteur tel qu'on le rapporte 6 ne nous éclaire guère. Les exégètes se sont longuement penchés sur le sens profond de cette expression ratio mundi: "système du monde" ? "raison du monde" ? On reste dans un certain flou. Aussi, arrive-t-on à dénombrer parfois plus d'une dizaine de cadastres d'orientations différentes sur une même cité. Le problème de l'orientation paraissait somme toute secondaire. L'essentiel passait par la taille de la centurie, sa variabilité permettant toutes les accommodations, au point d'établir une courbe chronologique en fonction du pas de l'arpenteur. Cette méthode semblait bien commode, faute de pouvoir donner une date précise de leur création. Cette profusion de cadastres paraissait "tout de même assez excessif" à d'autres chercheurs7 qui estiment que le "système doit être rationnel, normé et normatif". Max Guy 8 avait pressenti dans une étude statistique sur de très nombreux cadastres romains, qu'il existait une forte récurrence d'orientations calées sur des fractions en cinquième9. Nous-mêmes avons démontré, à partir d'études précises en Tunisie et en Narbonnaise, que ces centuriations étaient toujours orientées selon un ratio en cinquième . Nous avons donc émis l'hypothèse que ce "ratio du monde" devait être la tangente de l'azimut. On a donc cherché à restituer le canevas géométrique (géodésique) des plans d'Orange en superposant la grille cadastrale sur les cartes modernes selon un de ces ratio mundi. De la même façon, nous avons recherché les coïncidences topographiques entre les éléments naturels figurant sur les marbres et ceux de la carte, ainsi que les traces encore visibles de l'ancien parcellaire romain.

Localisation du plan B

Elle n'offre pas de difficultés majeures. Les éléments topographiques, en l'occurrence le Rhône, la Berre et le Jabron, sont suffisamment nombreux pour installer le plan10 sur une carte à même échelle (fig. 3).

installation des plaques du plan B sur la carte au 1/25 000e

Figure 3 : installation des plaques du plan B sur la carte au 1/25 000e. Les deux axes principaux sont soulignés en rouge. En haut, on distingue nettement le cours de la Berre soulignée en noir et la voie romaine (D 458) qui la franchit près de Logis de Berre.

Les traces du parcellaire sont bien visibles sur les cartes et les photos aériennes, en particulier le 5e décumanus est pérennisé par la limite départementale Vaucluse - Ardèche et la voie ferrée du PLM emprunte entre Lapalud et Pierrelatte l'ancien chemin du 3e kardo (fig. 4). Vérifications faites sur le terrain, son azimut correspond au ratio du monde 1/10 (5,71°) et la centurie est égale à 707 m. Le plan cadastral qui s'étend d'Orange jusqu'à Montélimar couvre une superficie de 950 km2. Le "templum", l'origine du cadastre se situe sur la D 8 (le decumanus maximus, fig. 4) près de la ferme "Durand" (UTM 31 : 0637220; 4906060 m), à environ 130 m à l'est de l'origine proposée par Piganiol. Son calage confirmé par d'autres travaux était quasi exact, mais la correction d'azimut (5,71° au lieu de 5°) s'avère nécessaire dès qu'on s'éloigne du centre. Prenons un exemple pour en souligner tout l'intérêt. Piganiol avait reconnu sur plusieurs fragments une voie romaine, la via Agrippa. Cette route stratégique de la rive gauche du Rhône commence en Arles (Arelate), passe par Orange (Arausio) pour atteindre Lyon (Lugdunum). Plusieurs sections de cette voie étaient confirmées, en particulier dans la traversée du massif d'Uchaux (D 11) ou à Logis de Berre (D 458). Ensuite, on pensait qu'elle empruntait plus au nord l'actuelle N 7 avant de rejoindre Montélimar. Une voie figure sur un marbre incomplet non attribué11 . Il ne peut prendre qu'une seule place dans ce nouveau calage et, dans ce cas, il ne s'agirait plus de la N 7 mais de la départementale D 206 comme l'a suggéré G. Barruol. Cette voie relie directement les stations de Novencrasis (Logis de Berre) à Acunum (N. D. d'Aygu, près Montélimar) signalées par les Itinéraires. Un tronçon de la voie d'Agrippa de près de 100 km serait ainsi identifié par ce document archéologique (fig. 5).

La groma B et ses axes principaux

Figure 4 : La groma B et ses axes principaux (carte au 1/25000°). Zoom sur la groma B. La voie ferrée (VF) emprunte le 3° cardo. plusieurs limites sont encore inscrites dans le paysage.

tracé de la voie d'Agrippa sur la carte de Cassini

Figure 5 : tracé de la voie d'Agrippa sur la carte de Cassini. Sur le fragment 196, la voie d'Agrippa à Novemcraris. Le fragment 404 prend place au nord de Malataverne sur la D 26 et non pas sur la N 7 qui se trouve plus à l'ouest.

Localisation du plan A

L'assise de ce plan tel qu'on le situait dans la vallée de la Roubine Pourrie présentait plusieurs difficultés. Les bonnes terres qui appartenaient à l'Etat romain (Rei Publicae) se retrouvaient sur les sommets incultes de la chaîne des Alpilles. Ces terres publiques rentraient dans l'aire de la colonie selon Piganiol et constituaient une "très importante présomption d'antériorité". L'intérêt de sa localisation précise était donc d'un intérêt majeur. Selon la même méthode, nous avons superposé le plan sur une carte en faisant coïncider les mêmes éléments topographiques, en l'occurrence une île du fleuve situait non loin de la groma (fig. 6). La grille prend alors un azimut de -31° (ratio -3/5)24, valeur confirmée par l'orientation du cadastre local bien connu (Nîmes A). Ainsi, le plan A d'une surface de 900 km2 englobe les plaines cultivables de part et d'autre du Rhône depuis Nîmes jusqu'à Graveson, en évitant soigneusement les zones montagneuses (fig. 10). Les terres RP se retrouvent alors aux portes de Nîmes (colonia emausus). L'origine du cadastre (fragment 7) se situe au sud de Tarascon, au lieu-dit "les Radoubs" (UTM 31: 0633250; 4849630 m), valeur confirmée par une borne cadastrale du decumanus maximus retrouvée près de Saint-Gilles en limite de pertica (40 centuries). Le franchissement du Rhône à Tarascon à cette époque posait un problème aux archéologues. Piganiol signalait sur le fragment en question la présence d'une corporation de passeurs, les Ernaginenses, qui pratiquaient leur métier au moyen de barques et d'utriculaires12 . Cette centurie se trouve à cheval sur le fleuve (fig. 6), là justement la via Domitia traverse le fleuve, le trajectum Rhodani des Itinéraires.

installation du fragment 7 A

Figure 6 : installation du fragment 7 A sur l'île de la Barthelasse (Tarascon). Sur le fragment, on distingue les deux axes cardinaux qui se coupent aux "Radoubs", les deux voies romaines longeant les rives du fleuve. En haut, on lit ERNAG(inenses), la corporation de passeurs qui opéraient sur le Rhône.

Le cadastre d'Orange-Nîmes A

Figure 10 : Le cadastre d'Orange-Nîmes A (carte au 1/100000°). Les RP se trouvent autour de la colonie de Nîmes et les montagnes sont soigneusement évitées

Il n'y avait donc pas de pont fixe, ni flottant mais une rupture de charges pour qui devait traverser le fleuve. A la sortie de Tarascon, cette voie suit strictement un kardo, tandis qu'elle rentre entre Nîmes et Beaucaire en parfaite diagonale (ratio 4/5). De même, un fragment incertain (n° 8) sur lequel une voie est tracée trouve sa place dans cette nouvelle grille. C'est un prolongement de la voie sur berge figurant près de la groma. Il n'y a pas de doute, les voies romaines de cette région ont bien été tracées sur la trame de ce cadastre. Son antériorité, pressentie par Piganiol, est ainsi confirmée.

Localisation du plan C

Quarante-sept fragments dont un ensemble d'îles sont connus. Les hypothèses avancées jusqu'à ce jour avaient pour inconvénient majeur de placer des terres cadastrées sur des montagnes, ce qui ne paraissait pas compatible avec nos observations sur le terrain en Tunisie. On a donc passé en revue toutes les îles du Rhône. La seule solution qui donne satisfaction est de placer les insulae Furianae sur les îles d'Oiselet et de la Barthelasse, en face d'Avignon (fig. 7). La grille cadastrale prend alors un azimut de -11,5° (ratio -1/5), orientation confirmée par le parcellaire encore visible sur les photos aériennes (fig. 8). L'origine provisoire se trouverait ainsi entre Carpentras et Pernes-les-Fontaines, à un carrefour de routes: la D 49 et la D 97 (UTM 31: 0622820; 4875890 m), d'où part le chemin de Patris selon un decumanus. Par contre, la voie romaine qui figure près de la groma est difficilement reconnaissable, sauf peut-être des bribes de chemin menant à des fermes isolées. Il est vrai que cette région horticole a été fortement morcelée. Par contre, le fragment (320) que Piganiol plaçait en limite de colonie trouve justement 13 sa place près de Beaumes-de-Venise, au pied des Dentelles de Montmirail, ce qui paraît tout à fait justifié (fig. 9).

photo aérienne montrant le parcellaire

Figure 8 : photo aérienne montrant le parcellaire orienté au sud de Carpentras (IGN, mission 73-Fr-2436/150). Au centre, le chemin de Patris qui part du carrefour est souligné par une ligne blanche.

installation des insulae Furianae sur le Rhône

Figure 7 : installation des insulae Furianae sur le Rhône. On lit en bas sur l'île de la Barthelasse INSUL (ae) FURIAN (ae) près du decumanus maximus. En haut, sur l'Oiselet la FOSS(a) AUG(usta), c'est un bras du fleuve. En bistre entre les plaques, l'interprétation du cours du Rhône d'après Piganiol.

Assise du cadastre C

Figure 9 : Assise du cadastre C (carte 1/100 000°). Ce cadastre couvre de façon optimale le Comtat Venaissin avec un decumanus maximus orienté selon la plus grande dimension. Il est probable que la région sud-est de Carpentras ait été arpentée, selon les dimensions du cadre estimées par les archéologues. On notera l'emplacement (approché) des fragments de marbre.

Les terres insulaires de "l'inventeur" Q. Curtius Rufus se retrouvent sur l'île de la Barthelasse en face d'Avignon (Avennio) dont il serait le duovir. Une "fossa Augusta" est gravée dans ce marbre (fig. 7). Elle a suscité de nombreuses interprétations. S'agissait-il d'un canal d'irrigation aujourd'hui disparu? D'une "anomalie topographique" inexplicable? Cette "fossa Augusta" ne serait rien d'autre qu'un bras du Rhône aménagé pour la navigation entourant l'île d'Oiselet. Ainsi, ce cadastre d'une superficie de 500 km2 couvre toutes les riches terres du Comtat Venaissin depuis le Rhône jusqu'au pied du mont Ventoux (fig. 9).

Une harmonie des formes remarquable

Les 3 plans cadastraux ont été installés sur une carte (fig. 13). Chaque réseau a son propre azimut et celui-ci est toujours orienté selon la plus grande longueur du territoire. L'axe AB est confondu avec le kardo maximus de B selon une direction qui est justement celle de la vallée du Rhône, depuis Arles jusqu'à Montélimar. Sa longueur est de 80 centuries (56,60 km). Il y a volonté manifeste de lier ces deux cadastres entre eux. Ces 3 "temples solaires" forment une figure géométrique parfaite : un quasi-triangle rectangle isocèle. L'angle en C est presque 14 droit et les deux côtés presque égaux à 40*v2c (~40 km). Ce choix n'est pas non plus le fruit du hasard. Les 3 gromae devaient être situées sur un carré parfait ABC(D) de 40*v2 centuries ou plus exactement sur 2 carrés jointifs de 40 centuries de côté, dont une des arêtes est le kardo maximus de B. La figure est harmonieuse et le concept géométrique rigoureux. Puisque l'origine provisoire C n'est qu'approchée, il est possible de calculer son emplacement à partir de B ou de A. Ces points théoriques tombent non loin de l'origine présumée, près de "l'ancien chemin" de Pernes-les-Fontaines à Monteux (D 87), ce qui ne change pas fondamentalement l'assise du plan C. Une première prospection n'a permis de rien relever de significatif. Les recherches devront donc se poursuivre. Si on tient compte de l'extension réelle des 3 cadastres, une série de 4 carrés jointifs de 40 centuries de côté (fig. 11) semble se dessiner depuis Istres (point I) jusqu'à Montélimar (point H). Le point I est encore hypothétique. Il se situe au pied de l'oppidum du Castellan dans la plaine de la Crau où des cadastres de même orientation ont été signalés. Le point H se trouve près de Montélimar, près de la station d'Acunum. Il correspond au dernier quintarius du cadastre affiché B (DD 40). Les 3 gromae (A, B et C) ainsi que ce quintarius (H) sont inscrits dans le marbre. Ils sont placés aux noeuds d'un système de triangulation de grande ampleur, ce qu'il est convenu d'appeler un système de 1er ordre (fig. 11). Ce résultat est fondamental, car il s'appuie sur des preuves archéologiques indubitables. Ce système semble se poursuivre plus au nord vers Valence où un cadastre de même orientation a été reconnu.

Réseau de triangulation de 1ier ordre

Figure 11 : Réseau de triangulation de 1ier ordre.
Cette suite de quatre carrés de 40 centururies de côté
préfigurait l'ossature de la centuriation originelle.

Localisation des trois plans d'Orange

Figure 13 : Localisation des trois plans d'Orange. (carte au 1/255 000°). Les trois plans sont liés géométriquement entre eux. L'axe AB, orienté selon le kardo maximus de B, prend en enfilade la vallée du Rhone depuis Arles jusqu'à Montélimar. Chaque réseau est orienté selon la plus grande longueur du territoire.

Des interrogations, mais aussi de nouvelles perspectives

Ces trois plans cadastraux d'Orange nous apparaissent comme les trois feuilles d'une seule et même carte de la vallée du Rhône. Ils s'appuieraient sur un système de triangulation de 1er ordre, sans doute cette centuriation originelle dont Piganiol et Dilke ont fait allusion. On comprend alors pourquoi, la révision vespasienne nous paraît alors si cohérente. Les Romains, quoiqu'on en pense, maîtrisaient parfaitement la technique de triangulation, si l'on en juge par la précision de leurs levés. Travaillaient-ils uniquement sur des triangles rectangles ?, comme on le dit généralement alors qu'ils avaient "la possibilité d'effectuer et de calculer une triangulation", comme le souligne R. D'Hollander15. Comment opéraient ces géomètres ? En tirant uniquement des angles droits avec leur "ferramentum", cette groma des agrimensores comme l'envisagent les ouvrages d'arpentage romain ? Ou utilisaient-ils la sphère armillaire d'observation de Ptolémée ou la dioptre d'Héron d'Alexandrie comme le suggère D'Hollander ? On reconnaît pour la première fois l'emplacement de ces "temples solaires", ils sont gravés dans le marbre. Ils sont tous situés en terrain plat où une base peut être arpentée au moyen de perches. On remarquera que les axes fondamentaux ne visent jamais une sommité remarquable et pour cause. Ils sont déterminés au moyen d'une équerre calée sur le méridien selon un ratio du monde prédéfini. Selon certains auteurs16 , cette équerre "n'a laissé aucune trace dans les sources écrites, ni figurées". A notre avis, elle est schématisée avec un gnomon dans les textes gromatiques17 sur des vignettes explicitant la méthode d'orientation. On pourrait même à la rigueur faire un parallèle avec l'équerre employée au XVIe siècle par Gemma Frisius (fig. 12)18 au cours de la première triangulation reconnue. La comparaison est éloquente, il y a similitude des méthodes.

méthode de triangulation de Gemma Frisius au XVIe siècle

Figure 12 : méthode de triangulation de Gemma Frisius au XVIe siècle (d'après Th. Lassalle. IGN). L'équerre romaine devait être assez proche de l'équerre figurant ici.

Les géomètres romains savaient utiliser la technique de triangulation, les cartes d'Orange le prouvent. Le hiatus entre une lecture de certains textes gromatiques et les découvertes archéologiques semble important. Il s'estompera si le dialogue souhaité s'établissait entre toutes les disciplines concernées, même si celui-ci s'avère parfois difficile. Les spécialistes des sciences géographiques devraient participer à cet effort de clarification. Pour notre part, on souhaiterait mieux comprendre les techniques de visées mises en oeuvre par les géomètres romains. Comment les géomètres progressaient-ils dans leurs levés? Nous avons remarqué en Tunisie que la voie stratégique d'Asprenas ouverte par la 3e légion Auguste était liée géométriquement à la grande centuriation tunisienne19 . Ces viae militares frayées par les militaires devaient assurer la circulation des troupes et leur ravitaillement. Leur rectitude et les liens étroits qu'elles entretiennent avec le réseau primitif sont les marques les plus tangibles de cette géométrisation du sol. Dans le cas d'Orange, les tronçons de la Domitienne sont en rapport avec le cadastre Orange-Nîmes A. Ces voies sont construites selon la trame du cadastre originel et non l'inverse, ce qui fondamental en terme de chronologie relative. Aussi, nous ne voyons pas dans ce vaste réseau de 1er ordre (fig. 11), un carroyage systématique de la région, mais plutôt une sorte de bande de triangles dans laquelle sera tracée la future voie de pénétration. Ce n'est que par la suite, au fur et à mesure de la colonisation qu'on procédait aux travaux de délimitation, de bornage et d'assignation de terres aux colons20 . Cette ossature servirait de colonne vertébrale à la voie et de raccordement entre les cadastres régionaux. C'est du moins dans cette perspective que le bornage du Sud tunisien peut être compris. Outre une meilleure compréhension du réseau routier antique, la restitution de ces trois cartes sur le terrain devrait ouvrir de nouvelles perspectives tant en paléo hydrographie du bassin du Rhône qu'en épigraphie. En effet, le positionnement précis sur le terrain des nombreuses épigraphies gravées dans le marbre devraient enrichir notablement le corpus des inscriptions latines. Cette oeuvre grandiose de triangulation de la vallée du Rhône par les "géodésiens" romains n'est pas sans nous rappeler l'épopée de la méridienne de France. Elle s'inscrit, nous le devinons par les liens qu'elle entretient avec le réseau routier, dans un cadre historique et géographique plus global. Elle n'a donc pas fini de nous livrer tous ses secrets. Cette grande carte d'Orange, dont l'harmonie témoigne de l'état de la science et des techniques d'application de cette période, mérite d'être mieux connue. Elle devrait prendre pleinement sa place dans l'histoire des sciences géographiques parmi les plus belles cartes du monde.

Contacts

Lionel R. DECRAMER et Luc LAPIERRE

ASC/CNES Archéologie. Centre spatial de Toulouse
18, avenue Edouard Belin. 31401 Toulouse.
lionel.decramer@free.fr (Tél.: 0561242666)
luc.lapierre@cnes.fr (Tél.: 0561274134)

ABSTRACT

Key words: Roman Land Surveyors, Orange, Roman road, geometry, triangulation.

The most beautiful and biggest Roman maps were found at Orange. Engraved on marble at an approximate scale of 1/6000th, they were of particular interest to experts of ancient history. With the exception of one map of more or less known stratum, the two others had not been satisfactorily located. It has however been possible to establish their setting by use of a method developed by the Roman centuriations of Tunisia. These three survey maps covered the complete Rhone valley from Arles toMontélimar in a consistent manner, thanks to a first class triangulation system. To do so, the Roman surveyors oriented their fundamental axes on the meridian according to an azimuth, the "ratio mundi", predetermined on their square set. Thus all the flat land from Nîmes to the Mount Ventoux was surveyed, with the exception of the mountainous areas. Thanks to the positioning of these maps on the terrain, it was possible to reconstruct the paleohydrography of the river and to confirm or re-establish the lie of the great Roman ways, the network of which is without doubt shown on the survey grid. These unique Orange maps rightly deserve more attention and consideration in the history of geographical sciences.

4e trimestre 2004

Postface

 Cet article écrit en 2004 au titre de l'ASC/CNES Archéologie du Centre Spatial de Toulouse était inséré dans la revue XYZ n°101 - 4em trimestre 2004 ; texte revu, approuvé et finalisé par le comité de rédaction. Il a été finalement retiré au moment de la mise sous presse par la direction qui a dû céder sous la pression de certains chercheurs, G. Chouquer et A. Roth-Congés en particulier, lesquels exigeaient dès lors un droit de réponse à cette publication.
 Le lecteur comprendra que les résultats de nos recherches et travaux exposés ici n'étaient pas totalement en accord avec la thèse que ces archéo-morphologues défendaient auparavant. Pourtant nos résultats présentés21 au colloque de l'ISTA à Besançon quelques temps avant avaient reçus un accueil favorable de la part des spécialistes. Ce jour-là deux universitaires me firent cette confidence : " Vous avez apporté quelque chose de nouveau. Beaucoup de publications iront à la poubelle. Vous soulevez de grandes difficultés. Il y aura une forte résistance".
 Ces experts bien établis dans les comités de lecture des revues spécialisées pouvaient donc à volonté s'assurer un silence sur nos propositions et censurer toute information contraire à leur thèse (cf. sur ce site: La grande carte romaine d'Orange ou une nouvelle controverse du Midi de la France). Comme de nombreux correspondants nous ont depuis sollicités pour savoir si une réponse avait été faite à nos détracteurs, nous avons choisi de publier ici-même ces articles censurés.
 Pourtant ce résultat remarquable et inattendu que les trois cartes gravées dans le marbre et disposées sur les trois murs du tabularium étaient parfaitement assemblées géométriquement entre-elles, organisées autour d'un axe majeur qui, depuis Arles remontait la vallée du Rhône jusqu'à Montélimar, selon l'orientation générale du fleuve, à savoir l'azimut de l'équerre à 5,7° (ratio 1/10) aurait dû intéresser, sinon interroger des esprits ouverts à une nouveauté. On s'interrogeait donc sur ce concept possible de triangulation de 1er ordre et sur la question sous-jacente de visée lointaine qu'il entraînait. R. D'Hollander22 nous répondait : "Le concept de triangulation pour mesurer la terre est beaucoup plus ancien qu'on ne le pensait. Vous rejoignez en partie un point de vue que j'ai sur la question et je voudrais à ce propos vous livrer deux réflexions". Il développe alors l'utilisation du dioptre d'Héron d'Alexandrie avec la possibilité de mesurer des angles quelconques et l'astrolabe de Ptolémée qui aurait "peut-être été utilisé de façon ponctuelle pour les cadastres d'Orange". Sa seconde réflexion a été d'évoquer la triangulation de la méridienne de France par Delambre et Méchain qui (rappelle-t-il) est à l'origine du système métrique avec l'utilisation du cercle répétiteur de Borda23 dont le principe s'apparente à celui de la dioptre d'Héron ".

Lionel R. Decramer. Toulouse le 05 février 2020