Au coeur de la Tunisie numide : El Kef En hommage à André Berthier, Correspondant de l'Institut de France, Conservateur en chef
Honoraire aux Archives Nationales, Officier de l'Ordre des Palmes Académiques, Officier de la Légion
d'Honneur et Commandeur de l'Ordre National du Mérite, entre autres distinctions, dont les thèses, très
partiellement et trop brièvement reprises dans ce texte, ont été exposées dans son ouvrage remarquable : "La Numidie. Rome et le Maghreb", publié en 1981. El Kef : le rocher ! C'est, à l'horizon, une lame mauve, cyclopéenne, émergeant de la houle bleutée des monts boisés environnants et tranchant sur l'azur d'un ciel immense. La cité, vue de plus près, ressemble, sous le soleil, à l'aire d'un rapace, accrochée aux falaises cuivrées, rayées de crevasses noires, du Jebel Dyr et maculée des traînées blanches des maisons cascadant le long des pentes. El Kef a toujours choisi la vie ! Les galets taillés au paléolithique, il y a plus de 100.000 ans, trouvés sur le site de Sidi Zin, tout proche de la ville, l'attestent. - Découverts dans les ravines en bordure du bourg, des outils et des abris sous roche néolithiques, parfois ornés de peintures pariétales, noircies hélas, par la suie de foyers récents, parfois creusés de trous alignés dans lesquels les poutres d'une toiture devaient être enfoncées le prouvent. A l'aube de l'histoire, ceux qu'on nommera Berbères ou Numides ont érigé, alentour, des dolmens et, sans doute, édifié le premier noyau urbain autour d'Aïn El Kef. La vénération actuelle de "Lalla M'na : la dame de l'eau" semble perpétuer le culte d'un génie antique, protecteur de cette source. L'histoire officielle prétend que la ville s'appelait d'abord Sicca et que Carthage, qui marchandait leur solde, y avait envoyé ses mercenaires révoltés, à la fin de la première guerre punique. Certes, Polybe a écrit que Carthage avait envoyé les mercenaires dans une Sicca mais l'Histoire officielle n'a jamais pris la peine de vérifier s'il en existait d'autres. Or les "doublets" sont fréquents dans l'Afrique du Nord antique où il existe des Leptis, des Thapsus et des Thala. Elle n'explique pas non plus pourquoi les Carthaginois ont "offert" aux Berbères hostiles, une armée professionnelle factieuse à laquelle les femmes donnent leurs bijoux et dans laquelle les hommes s'enrôlent, raconte Tite Live, ni pourquoi cette armée menaçante a pu parcourir à partir de Sicca / El Kef, près de 200 km et traverser tout le territoire de Carthage pour venir camper à 120 stades - une vingtaine de kilomètres - de cette ville, dit Polybe, sans se heurter à la moindre opposition. Par ailleurs, quel objectif stratégique important Hannibal menaçait-il quand, venant d'Hadrumète / Sousse, il imposait à Scipion, qui assiégeait Carthage, à la fin de la deuxième guerre punique, de venir livre bataille près de Zama ? Serait-ce El Kef/ Cirta, situé à deux journées de marche ? Les historiens omettent souvent le premier nom de la cité que l'Histoire ait retenu : Colonia Julia Cirta Nova Sicca Veneria. Ils n'expliquent pas les raisons politiques et religieuses, à une époque où tout dépendait des dieux, qui auraient justifié la création d'une Cirta nouvelle qui redeviendra plus tard Sicca Veneria seulement. De plus Salluste, témoin privilégié et parfaitement informé en tant que premier proconsul, dès 46 av. J.-C., de la nouvelle province romaine : l'Africa nova, écrit, en relatant le siège de Cirta par Jugurtha, trois phrases incompréhensibles pour quiconque connaît le site de la vieille ville de Constantine bordée, en grande partie, par la gorge profonde de l'Oued Rhumel. Cirta/Constantine ne peut, de ce fait, ni être investie "..Iugurtha oppidum circumsedit... ", ni être entourée d'un fossé et d'une palissade "... vallo atque fossa moenia circumdat... ", ni être attaquée de tous côtés "... exercitu circumdato, summa ui Cirtam inrumpere nititur,... ", alors que ces dispositions peuvent être prises autour de Cirta / El Kef.
Certains historiens ont affirmés, avec désinvolture, que Salluste ne connaissait pas le site de la Cirta dont il parlait. Ce qui paraît curieux de la part d'un auteur qui écrit pour l'élite romaine bien informée puisqu'elle a été impliquée dans les "affaires africaines" depuis près de 70 ans, au moins, et que de nombreux romains "... multitude togatorum..." résidaient à Cirta depuis longtemps. L'histoire n'explique pas non plus pourquoi les vétérans de Marius - vieux soldats sans doute chargés de surveiller une contrée nouvellement conquise - ont été installés, au lendemain de la guerre contre Jugurtha, dans des bourgades qui, de Thuburnica à Uchi Majus, à Mustis et jusqu'à Assuras, dessinent une courbe, en Tunisie, autour de Cirta / El Kef et non aux alentours de Cirta / Constantine en Algérie. II est donc légitime de penser qu'il y a toujours eu deux Cirta : Constantine et El Kef et que celle qui est citée par Salluste, serait en Tunisie, comme toutes les autres bourgades mentionnées : Béja, Thala, Gafsa, lors de la guerre de Jugurtha. Une nouvelle lecture des textes antiques et des recherches en cours tendent à prouver qu'El Kef a probablement été la Cirta de Syphax, roi des Massaesyles, conquise par les Numides massyles commandés par Massinissa qui y épouse la belle princesse carthaginoise Sophonisbe. Elle se suicidera plutôt que d'être livrée à Scipion l'Africain. El Kef consacré aux dieux de l'amour et de la guerre ! Ashtart, déesse de l'amour, de la mer et protectrice des guerriers y était vénérée. Le moraliste romain Maxime Valère condamnait la prostitution sacrée qui y était pratiquée dans le cadre du culte de cette déesse phénicienne qui deviendra Astarté romaine.
Quel linguiste dira si les formes épigraphiques "Chirta" et "Cirtha", nombreuses dans la région d'El Kef, sont des archaïsmes dérivant du phénicien "Archirtha : haut-lieu consacré à Ashtart" ?. Massinissa et son fils Micipsa font de Cirta une opulente cité, abritant lettrés, artistes et négociants grecs et italiques, la capitale d'un royaume numide que Jugurtha défendra avec acharnement de 111 à 107 a.v. J.-C. Elle sera indéniablement en 46 av. J.C. la capitale de la nouvelle province romaine : l'Africa Nova . Le proconsul Salluste y résidera. La Colonia Julia, patronnée par Jules César, devient-elle, à l'époque romaine, Cirta Nova Sicca Veneria, parce que, désormais, y est pratiqué un culte nouveau : celui de Venus, protectrice de la famille de César ? Serait-ce parce qu'elle change de statut administratif ? Comme la titulature Colonia Cirta Nova Sicca n'est attestée qu'au III è siècle, il semble bien qu'aient cohabité, à l'origine, une "civitas Cirta", peuplée d'autochtones et un "pagus Sicca", formé de colons romains : les Siccenses. Leurs habitants, les "Cirtenses Siccenses", qui n'étaient auparavant que des "municipes" deviennent alors des "coloni" bien que "l'ordo" reste toujours dénommé "ordo Siccensium". Mais, même en latin, l'épitaphe d'une stèle trouvée à quelques centaines de mètres d'El Kef rappelle qu'une dame, Plancina, "numidarum prima mulierum Plancina genere regio... Hic Sum Sepulta", numide d'origine royale est inhumée ici ! La cité est très prospère aux II e et III e siècles. Elle devient un évêché vers 256 et conserve longtemps son rôle de pôle religieux puisqu'au début du V e siècle, une intense vie monastique, déjà impulsée par Saint-Augustin, s'y développe encore. Sous la domination vandale, la ville est un fief de l'arianisme et plus de quatre mille catholiques, persécutés par Hunéric, y ont été déportés. Importante ville fortifiée par les Byzantins, elle est difficilement conquise par les Arabes et islamisée au début du VIII e Siècle. Elle devient alors Chaqbanarya, héritière de "Sicca Beneria", en bas latin : "Sicca bénie". Sa position stratégique et sa forteresse expliquent l'implication de la cité dans conflits qui émaillent tout le Moyen-Age : la résistance Kharejite en 788, la chute des Emirs aghiabides en 909, la révolte contre les Fatimides en 935, les guerres civiles en 1015. Devenue autonome sous l'autorité des seigneurs Klâa, lors de l'invasion des Béni Hillal en 1054, elle est de nouveau soumise au pouvoir almoravide en 1204. Puis, jusqu'au XV e siècle, la ville connaît un déclin certain mais semble garder son prestige religieux. Fief des Béni Chenouf la cité, devenue El Kef au XVI e siècle, est reprise par les princes almohades puis se soumet au pouvoir ottoman. El Kef ! Ce nom bref et sec comme un cri d'alarme retentit dans tous les conflits qui opposent la Régence de Tunis à ses voisins de l'ouest durant deux siècles. La ville retrouve, à la même époque, son statut de métropole religieuse puisque la plupart des grandes confréries musulmanes s'y installent. Berceau des Beys husseinites, El Kef abrite le mausolée d'Ali Turki, le père du fondateur de cette dynastie et porte le titre de "Bled el Koursi" : la Ville du trône. Un Bey dira: "Je suis tranquille, j'ai marié ma fille Tunis avec El Kef !". Une communauté juive s'y est installée, sans doute, très tôt et un important pèlerinage annuel, rassemblant des juifs tunisiens et des clans juifs de l'est algérien, illustrait la vénération dont était l'objet sa synagogue : Al Ghriba, la solitaire, fondée, selon la légende, par une orpheline. Malgré les disettes, les épidémies et les révoltes du XIXè siècle, El Kef connut une importante expansion urbaine, une prospérité certaine et un grand rayonnement politique et religieux. Il continue à jouer son rôle de pôle militaire, économique, intellectuel et religieux. En 1881, un officier français estime qu'El Kef est la troisième ville de Tunisie après Tunis et Kairouan. Place militaire et centre de colonisation, El Kef devient une commune dès 1884. Après avoir été la capitale provisoire du pays et le siège du Quartier Général des troupes alliées durant la Campagne de Tunisie, en 1942-43, il fut un foyer actif du militantisme politique et syndical lors des luttes pour l'indépendance de la Tunisie et un important refuge des nationalistes algériens pendant toute la guerre d'Algérie. Actuellement chef-lieu d'un gouvernorat, El Kef est une ville dynamique qui se développe rapidement et compte plus de 40.000 habitants. Sa prospérité provient essentiellement des activités agricoles : les grandes cultures céréalières et, plus récemment l'arboriculture. Dans le creuset d'El Kef, les influences numides, carthaginoises, romaines et arabes se sont mêlées aux apports vandales, byzantins et, récemment, européens, réalisant ainsi une véritable synthèse de sept civilisations successives. Alix Martin |
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